vendredi 25 mai 2007

La Bruyère avait raison

Un contemporain distrait ou pressé qui découvre l'histoire de l'art dans les livres ou les musées aura l'impression que l'ordre de présentation des œuvres ou des écoles, généralement chronologique, sous-entend une idée d'évolution, voire de progrès. Il pensera que la représentation de la réalité, longtemps réduite à la figuration monumentale de divinités hiératiques et figées, s'est peu à peu libérée, à partir de la renaissance, et que le génie humain, avec l'aide de la démocratie et de l'électricité, aura su lui insuffler le mouvement, jusqu'à l'apogée que représente l'impressionnisme, ses nuages, ses petites fleurs et ses papillons colorés (le siècle d'abstraction conceptuelle qui suit étant une péripétie négligeable).

Puis un jour pluvieux, égaré dans les sous-sols d'un grand musée parisien, notre contemporain s'arrêtera devant une vitrine poussiéreuse, subjugué par un visage peint aux yeux immenses. Que fait ce portrait parmi les antiquités et les sarcophages? Son petit monde de certitudes vacillera quand il lira sur l'étiquette qu'il a été peint à la cire il y a presque 2000 ans, en Égypte romaine, dans la région du Fayoum.
Et persévérant, au gré des musées, il découvrira d'autres réalisations humaines surprenantes qu'il aurait datées par erreur, à la modernité de leur style, d'une époque proche de la nôtre.

La Bataille d'Alexandre et Darius, monumentale mosaïque découverte en 1831 aux pieds du Vésuve à Pompéi, dans la maison du faune, fait partie de ces œuvres immémoriales «miraculeusement» conservées dont la contemplation nous encourage à cesser d'échafauder de grandes idées sur le genre humain, et à simplement admirer ce qu'il lui arrive de réaliser.

Une copie a été reconstituée exactement à l'endroit de sa découverte. L'original est aujourd'hui quelques kilomètres plus loin, dans une salle du musée national d'archéologie de Naples.

Les spécialistes disent qu'elle représente la bataille du roi grec Alexandre 3 contre le roi perse Darius 3, à Issos (ou Issus) en 333 avant notre ère. Elle mesure 6m x 3m, contient 1 à 2 millions de pièces, daterait de -100 et serait la copie en mosaïque d'une célèbre peinture grecque de Philoxène d'Érétrie. Les avis semblent encore diverger sur la bataille représentée et sur la date de réalisation. Peu importe, inutile de s'attarder sur l'anecdote, illustration complaisante et romancée d'un des épisodes de l'immense et lucrative campagne de pillage de l'Orient conduite en quelques années par Alexandre.

En voici quelques détails impressionnants, fraîchement photographiés.

C'est le héros de l'histoire, à gauche, sur son cheval roux. Alexandre. Il vient de transpercer de sa lance un méchant ennemi. Il va pouvoir lui piquer son argent, et peut-être une ou deux de ses filles. Il va gagner la bataille mais on lit sur son visage un rictus d'amertume, voire de tristesse. Est-ce d'être le seul grec de la mosaïque à ne pas avoir été détérioré par les intempéries?

Lui, c'est Darius, le roi des méchants, sur son char, prenant la fuite. Malgré les lances qui le protègent, on le sent inquiet, même suppliant, semblant dire à Alexandre "Allez, on se serre la main, c'était juste pour rigoler".
 Là, c'est la débandade derrière Darius. Le conducteur de son char, qui est aussi un méchant, donne l'impression de fouetter autant ses chevaux noirs que ses collègues de bureau qui l'empêchent de fuir. Quelle honte!
 À droite de la mosaïque, c'est l'affolement dans l'équipage de Darius.
 Au centre, devant le char de Darius, un soldat et un cheval perses effrayés. C'est graphiquement peut-être le plus beau détail de la mosaïque. Le cheval est dessiné dans une perspective raccourcie et des lignes sinueuses qui donnent à l'œuvre une grande part de sa profondeur et de son dynamisme. Cette science du dessin, héritée de la Grèce, a été ensuite enfouie, comme nombre d'autres sciences, dans les ruines romaines pendant 15 siècles.
 Au centre, aux pieds du soldat transpercé, un cheval blessé mortellement au flanc regarde s'écouler son sang.
 Au centre, devant le char de Darius, un soldat blessé regarde son reflet désespéré dans le miroir d'un bouclier.
  Au fond de la scène, exactement au milieu, probablement un soldat grec perdu parmi les perses, seul personnage de toute la mosaïque à regarder le spectateur, semble nous demander, d'un air désolé, ce qu'il peut bien faire ici, au milieu de ce vacarme silencieux. Devant lui, un cheval paraît en rire.
 
On trouvera peu, par la suite dans l'histoire de l'art, de représentations de batailles d'une telle énergie et d'une telle lisibilité.
Il y a des moments où la première phrase des Caractères de La Bruyère vient naturellement à l'esprit : «Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent».


2 commentaires :

Anonyme a dit…

C'est fou, j'avais pas réalisé jusqu'à présent qu'elle était au sol.

Costar a dit…

Moi non plus. D'autant que la visite d'Herculanum et de Pompéi a tendance à nous conforter dans cette impression puisque les rares mosaïques de couleurs et de qualité restantes y sont verticales. Les autres, plus utilitaires pour signaler le métier du propriétaire ou un chien méchant sont monochromes et horizontales. L'impression est peut être faussée parce que les mosaïques les plus précieuses ont été récupérées par Naples et sont présentées verticales. L'explication serait-elle que la mosaïque était en réfection (disent les spécialistes) après le tremblement de terre de 62. Aurait-elle été déposée pour faciliter les travaux (notamment de séchage) et surprise horizontale au moment de l'ensevelissement? Ça me semble plausible. À confirmer.