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vendredi 11 août 2023

De la conservation des fruits dans l’art

C’est un phénomène inattendu, mais dans l’art les fruits se conservent d’autant mieux que l’œuvre est plus ancienne. La banane de 2019 de Cattelan doit être renouvelée toutes les semaines d’exposition. Les fruits de Caravage (détail ci-dessus) exposés à la pinacothèque Ambrosienne de Milan n’ont jamais été remplacés depuis plus de 400 ans.

"Art" est un de ces mots bien pratiques qui n’ont aucun sens précis, comme "beau", et qui permettent aux humains de croire qu’ils se comprennent, chacun en ayant une définition personnelle. En fait l’art n’existe pas vraiment, ou alors disons, pour être constructif, qu’on trouve peut-être de l’art quand plusieurs personnes croient détecter une idée, une intention, dans l’activité d’une ou plusieurs autres, et qu’elles se mettent à pérorer sur cette idée.

Maurizio Cattelan, artiste italien, produit au moins une idée tous les matins, quand il s'ennuie sur ses toilettes. Pour montrer ses idées à ses admirateurs, et en vivre, il les matérialise en les faisant fabriquer, par des artisans compétents, par exemple Daniel Druet, réalisateur de nombreux "autoportraits" sculptés de Cattelan et d’autres personnalités, comme le Pape ou Hitler. Druet a d’ailleurs été débouté par la justice après avoir réclamé, assez maladroitement, la reconnaissance de son rôle majeur dans la création des œuvres de Cattelan (parce que l’art est dans les palabres sur les idées, pas dans la chose qui en résulte, on l’a dit plus haut, il faut suivre ! Et que ceux qui se demandent comment on peut trouver une intention en l’absence d'un résultat qui la concrétise n’ont qu’à s’adresser à la justice).

Cattelan produit aussi parfois des idées qui ne demandent pas de compétence particulière, mais qu’il ne réalise pas non plus. Ainsi, en décembre 2019, la foire d’art contemporain "Art Basel Miami Beach" exposait son œuvre appelée "Comedian", une banane scotchée sur un mur à 1,75 mètre du sol au moyen d’un ruban adhésif gris. 

Encore une fois, ne vous méprenez pas, l’œuvre d’art n’est pas la banane mais dans les 14 pages d’instructions illustrées détaillant la méthode pour la fixer et l’exposer, ce qui est très futé. La banane peut bien se dégrader, la procédure prévoit son remplacement hebdomadaire. La banane peut bien être furtivement consommée par un autre artiste à idées en mal de publicité qui passe par là, comme c’est arrivé à Miami ou Hong Kong, car dès le lendemain, si les commerces sont ouverts, une banane neuve reprend la même place, prête à être achetée 120 000$, contre un reçu pompeusement nommé "Certificat d’authenticité". 

Le galeriste de Cattelan aurait vendu trois "Comedian" durant la semaine de la foire, et offert une au musée Guggenheim de New York. La conservatrice en chef du musée en était toute bouleversée. Elle le dit dans un article du New York Times (voir également Artdaily), où s’enthousiasment aussi deux autres heureux propriétaires. 
Le Guggenheim n’a toujours pas exposé la banane, ni intégré cette acquisition majeure sur son site.
La propriétaire d’un exemplaire, qui attend toujours le mode d’emploi, déclare sereinement qu’il n’y a aucune urgence à l’exposer puisque c’est un concept, une idée qui survivra quoi qu'il arrive ; elle peut toujours exposer son reçu.

En réalité personne n’a exposé l'œuvre parce que c’est une idée empoisonnée, et c’est peut-être là la bonne plaisanterie de Cattelan, copiée - et même franchement décalquée - sur des collègues moins célèbres qui ont exposé bien avant lui des sculptures en matériaux périssables, savon, chocolat, couscous, lasagnes, fenouil (l’article du Times en évoque les questions de conservation muséale).
Non seulement les acquéreurs se moquent stupidement d’eux-mêmes en affirmant avoir acheté la banane comme "un symbole ironique de cette société absurde où une banane peut être vendue comme de l’Art", mais par surcroit ils ne peuvent pas matériellement l’exposer, il faudrait la renouveler perpétuellement.
D’ailleurs un des acquéreurs, réalisant un peu tard le piège où il s'est englué, prévoit dignement d’en faire don à une grande institution (moyennant donc déduction fiscale).

Quant à la conservatrice du Guggenheim, toujours ravie, elle représente les bénéfices d'une telle conception de l’art, un art qu’on n’a plus à conserver ruineusement dans des conditions contrôlées, un art ludique qu’on recrée d’après un mode d’emploi (voire au jugé quand la procédure n’existe pas), un art qui peut être dérobé, ingurgité, détruit sans inquiétude ni prime d’assurance exorbitante, enfin un art qu’on peut se procurer au dernier moment chez l’épicier du coin.

samedi 5 décembre 2009

L'âge d'or de l'épicerie parisienne


Alice - qu'est-ce qu'un cadeau de non-anniversaire ?
L'œuf Humpty Dumpty - C'est un cadeau offert quand ça n'est pas votre anniversaire, évidemment.
Alice réfléchit, pour déclarer
- Je préfère les cadeaux d'anniversaire.
Humpty Dumpty s'écria - Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Combien de jours y a-t-il dans une année ?
Lewis Carroll, À travers le miroir, chapitre 6.
Depuis longtemps déjà, l'amateur de peinture aura remarqué (peut-être à la raréfaction de ses propres visites), que les «grandes expositions» médiatisées, souvent parisiennes, sont en général des non-évènements, forgés sur presque rien, avec beaucoup de propagande autour. On y regroupe des œuvres mineures éparpillées dans les musées français, on dépoussière des brouillons, des esquisses préparatoires, on négocie, de l'étranger, le prêt d'un tableau illustre sur lequel on concentre la communication, et le public se précipite, les yeux fermés.

La Madeleine, à Paris, quartier de l'élégance, de l'épicerie et du bon goût.Dans cet esprit, la Pinacothèque de Paris a inventé le non-évènement de luxe, l'alliance de l'épicerie fine et du raffinement du 17ème siècle hollandais. Cet espace d'exposition privé, appartenant à une grande banque agraire, situé dans le 8ème arrondissement de Paris, place de la Madeleine (entre un magasin Fauchon, l'illustre épicier, et un magasin Fauchon, le traiteur haut-de-gamme) présente pour deux mois encore, dans ce décor opulent, une exposition alléchante, «L'âge d'or hollandais, de Rembrandt à Vermeer, avec les trésors du Rijksmuseum».

Situation scandaleuse aux Pays-Bas, le musée d'art d'Amsterdam, le mythique Rijksmuseum, est fermé pour travaux depuis 6 ans et pour 5 ans encore. Les principaux joyaux sont alors exposés dans une aile annexe. Le reste est éparpillé, entre quelques prêts, un entrepôt, et des expositions itinérantes, comme celle de la Pinacothèque de Paris. N'y cherchez donc pas les plus profonds Rembrandt ni les Vermeer les plus délicats. Seules ont été prêtées des œuvres dont l'absence ne dépareillera pas la collection, quelques tableaux mineurs de (ou attribués à) Rembrandt, un des plus laids des tableaux de Vermeer (1), surchargé, aux couleurs mal accordées, inachevé ou trop nettoyé, plat et sans vie, et une quantité de tableaux, plutôt mineurs (ou mal exposés), de grands peintres hollandais.

En effet, on ne louera jamais assez les compétences de la Pinacothèque en matière d'exposition : des tableaux accrochés dans un angle, face à face, inaccessibles en cas d'affluence ; un respect discutable de l'amateur exigeant, qui achète un billet pour la première heure, arrive à la première heure, et se retrouve inexplicablement incapable d'approcher le moindre tableau, empêché par des ribambelles d'étudiantes gribouillant sans inspiration et de riches retraités presbytes apparus d'on ne sait où ; et surtout, un éclairage indigent (2) au point, même pour les petits tableaux, de n'en distinguer qu'une partie sous les faveurs d'un spot jaunâtre, laissant le reste dans la pénombre.

Mais qu'importe, le public nyctalope accourt. On ne lui a pas dit que c'était un non-évènement. S'en rendra-t-il compte, il ira alors, pour se consoler, à deux pas, chez Fauchon, déguster quelques éclairs au caramel au beurre salé, et oubliera là ses déconvenues d'esthète.

Pieter de Hooch, Intérieur avec une femme épouillant un enfant (c.1660, huile sur toile, 61 x 52 cm., Rijksmuseum)

Post-scriptum : le mordu tenace prêt à surmonter tous ces obstacles sera cependant récompensé, amèrement. Il y découvrira, peut-être, un tableau radieux de jan de Bray, portrait de l'imprimeur Casteleyn et de sa femme, vivant moment d'un bonheur naïf et bourgeois, et l'incroyable gamme d'oranges et de jaunes ensoleillés d'un des plus éblouissants tableaux de Pieter de Hooch, où une femme épouille un enfant tandis qu'un petit chien regarde, dans l'enfilade des pièces, la lumière ruisselant doucement, comme un miel.

Mise à jour : Le 22 novembre 2015, la Pinacothèque (la société Art Héritage France) est en redressement judiciaire.

***
(1) Quand on voit ces tableaux attribués à la fin de la vie de Vermeer, comme les femmes à la guitare ou à l'épinette, dans lesquels on retrouve si peu de finesse, d'équilibre des tons et de profondeur, et qui sont comme des Vermeer inachevés (comparés au miracle de lumière qu'est la Laitière, également au Rijksmuseum), on imagine leur ajouter les glacis colorés qui manquent pour leur restituer relief et vie.
(2) Par exemple la splendide lumière du tableau d'Adam Pynacker, dont la reproduction, sur le site du Rijksmuseum, est plus belle que le vague ectoplasme rencontré au bout d'un couloir de l'exposition ou que l'image amputée du catalogue.