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dimanche 22 décembre 2024

La vie des cimetières (115)



Entre la mort et la ville de Saint-Étienne, chef-lieu du département de la Loire, existe une très ancienne complicité. Chacune doit beaucoup à l’autre.

Dès le 16ème siècle, au cœur d’un bassin traversé par des veines de charbon et une hydrographie abondante, la ville était renommée pour la fabrication et le commerce des armes de chasse et de guerre. Moulins, ateliers, forges, armureries et quincailleries fournissaient les rois de France dans les guerres d’Italie. Elle contribuait déjà par son savoir-faire et sa prospérité à l'approvisionnement des cimetières et pouvait à juste titre considérer un peu la mort comme sa débitrice.

C’était présomptueux. La mort lui fit savoir à maintes reprises. Après des petits essais ponctuels, comme en 1585, elle commit entre 1628 et 1630 une innommable perfidie : elle emporta presque la moitié de la population au moyen d’une peste bubonique bien ajustée. Et elle récidivait lors de la grande famine de 1693 et 1694, par une épidémie indéterminée qui aurait occis le tiers de la population (qui avait entretemps doublé).

Malgré cela la ville persistait à œuvrer pour lui fournir une récolte toujours plus variée et abondante.
En 1764 une dizaine d’ateliers d’armurerie étaient réunis en une Manufacture royale qui prospèrera jusqu’à passer sous la responsabilité du ministère de la Guerre en 1894 et ne fermera qu’en 2001.
Parallèlement naissaient à partir de 1885 la vente par correspondance de fusils, de bicyclettes et de machines à coudre par la fameuse Manufacture d’Armes et Cycles de Saint-Étienne, et son magazine Le Chasseur français, promotion et apothéose du fusil de chasse durant près d’un siècle (la revue est toujours vivante mais désormais orientée vers la préparation et le bien-être des victimes).

Des centaines de millions d’armes, blanches, à feu, grenades, missiles, auront ainsi été fabriquées à Saint-Étienne. La Révolution Française avait même renommé - brièvement - la ville : Armeville (certains en rêvent toujours). 

Il est délicat de calculer le rendement d’une telle production en nombre de morts. Nous l’avions tenté sans grande conviction à l’occasion de l’hommage rendu à feu M. Kalachnikov en 2013, mais même si seule une arme sur dix faisait un seul défunt, on ne pourrait que saluer le service rendu à l’économie du pays, à la nation, et finalement à la mort. 
De mauvais esprits observeront que l’arme ne faisant qu’avancer l'heure d’un trépas néanmoins inéluctable, il n’en découle aucune obligation particulière de la mort envers les fabricants d’armes. Nous ne les suivrons pas dans ces finasseries d’apothicaires. D’ailleurs - anecdote qui brouillera un peu la comptabilité de ces ergoteurs - en 1944, un raid aérien allié, qui visait les infrastructures utilisées par l’ennemi, larguait à la louche sur Saint-Étienne 1600 bombes fabriquées de l’autre côté de l’Atlantique, faisait un millier de morts collatéraux, et retournait même la terre du cimetière du Soleil, rue des Adieux, ce qui est, on le reconnait aujourd'hui, une mauvaise pratique agricole et un encouragement pour les plantes parasites.

Après tant de péripéties macabres au long des siècles il était devenu urgent, dès la fin du 18ème, d’inaugurer à Saint-Étienne un grand cimetière nouveau sur une hauteur aérée et hygiénique. Ce fut fait sous le Premier Empire, en périphérie alors de la ville, sur une colline appelée le Crêt-de-Roc, maintenant en centre-ville (le cimetière du Soleil, à peine 1000 mètres au nord-est, viendra l'épauler 20 ans plus tard).

Le cimetière du Crêt-de-Roc a connu depuis deux siècles, comme tous les cimetières des grandes villes manufacturières, un luxe et une grandiloquence des tombes et des monuments exactement proportionnés à la croissance, puis au déclin, de l’industrie et du commerce.
Depuis 50 ans Saint-Étienne perd 1000 habitants par an. Plus personne ne s’occupe des tombes monumentales du 19ème et du début du 20ème siècle, et les sépultures les plus remarquables se couvrent de végétation. Le cimetière revit.



Toutes les illustrations : cimetière du Crêt-de-Roc, 11 mai 2024



Nous publierons dans quelques jours, en supplément pour le lectorat Premium gratuit de Ce Glob, un florilège des images du Crêt-de-Roc les plus impressionnantes témoignant de cette renaissance végétale. 


dimanche 26 avril 2009

Une victoire de la nécrophagie

Nous célèbrerons aujourd'hui les mérites des industries du son et de l'image. Elles se dépensent sans compter pour faire fructifier leur patrimoine artistique et il n'est pas un jour qui ne nous apporte des nouvelles relatives à leur pouvoir de conviction sur les représentants du peuple (1). Régulièrement, lorsqu'elles voient approcher l'échéance d'une usure de leur rente, elles déploient généreusement leur force de persuasion et obtiennent immanquablement une prolongation de leurs droits sur les œuvres des autres, généralement des morts.

C'est ainsi qu'avait été votée la loi du 3 juillet 1985, qui avait étendu la durée des droits patrimoniaux des œuvres musicales (droits de reproduction et de représentation cédés par contrat) de 50 à 70 ans après la mort de l'auteur. Il était temps ! L'œuvre de Maurice Ravel allait tomber dans le domaine public, et avec elle les droits sur le célèbre Boléro, qui rapporte toujours une fortune aux ayants-droit (2). Hélas ces manipulations, dans le cas de Ravel, n'ont repoussé l'échéance que jusqu'au 2 mai 2016. Il va falloir réagir !

Hyène scrutant le tombeau de Maurice Ravel pour y trouver un dernier morceau (allégorie). Taxidermie, Florence, Musée de zoologie La Specola.

Depuis, la durée de 70 ans a été généralisée à toutes les œuvres de l'esprit par la loi du 27 mars 1997.
Mais plus rentables encore que les droits d'auteur, il y a les «droits voisins», ceux des interprètes et producteurs de choses sonores et visuelles enregistrées. Leur statut juridique est très injuste. En France, leurs droits patrimoniaux s'éteignent 50 ans après l'enregistrement de l'œuvre, alors que les États-unis les font durer au moins 95 ans.
Avec la révolution numérique, en 20 ans à peine, on a bien réussi à contraindre la terre entière à régénérer sa discothèque sans avoir à renouveler le patrimoine musical, mais cette source s'épuise (3). Comment tenir jusqu'à l'imprévisible prochain bouleversement technologique avec le vieux fonds d'enregistrements des artistes morts ou presque ? Dans quelques mois, les enregistrements des Beatles, ceux de Maria Callas quand sa voix déclinait ou de Karajan qui s'embourbait dans des interprétations boursouflées, vont tomber dans le domaine public. Il y a urgence. Que faire ?

C'est simple. Obtenir de nos représentants, complaisants et sensibles aux questions financières, une augmentation de la durée des droits voisins. Et c'est précisément ce que vient d'accorder le Parlement Européen, jeudi passé. Il est vrai que les Industries y étaient allé un peu fort en réclamant 95 ans, presque un doublement de la durée des droits. Le Parlement leur a accordé 70 ans. C'était bien joué, ça laisse 20 ans pour peaufiner la prochaine «négociation».

On ne chantera jamais assez l'ingéniosité prodiguée par les industries rentières pour faire vivre les grandes œuvres du passé et éviter qu'elles ne sombrent dans l'oubli du domaine public. Et pour les grincheux qui y verraient malice, il reste toujours les fabuleux enregistrements phonographiques du pétomane. Ils datent d'avant 1914 et sont dans le domaine public.








Ci-contre Maurice Ravel, éveillé dans son cercueil, condamné à attendre le repos définitif tant que survivront ses droits d'auteur (allégorie). Cire anatomique, Florence, Musée de zoologie La Specola.



Mise à jour du 12.09.2011 : Le Conseil de l'Union Européenne vient d'émettre une directive qui n'est que la mise en application du texte voté par le Parlement le 23.04.2009, au moins sur le point de prolonger de 20 ans les droits voisins (interprètes et producteurs). Pourquoi 29 mois après ?

***
(1) On ne parlera pas ici de la célèbre et contre-productive loi Hadopi dont on peut prévoir sans risque qu'elle sera contournée avant sa promulgation et qu'elle aurait de toutes manières été inefficace. Les curieux pourront s'en informer sur le site de la Quadrature du Net.
(2) Il est amusant de noter l'ironie du paradoxe commenté maintes fois par Ravel à propos du boléro «Je l’ai composé comme un défi, on n’avait jamais écrit un morceau composé du même motif infiniment répété et de plus en plus fort. Hélas c’est ma seule pièce a avoir eu du succès, un succès considérable, un chef d’œuvre, mais un chef d’œuvre sans musique.»
(3) Bien que la vente de sonneries musicales pour téléphones mobiles soit prometteuse, malgré les doutes émis par certains cuistres sur la portée artistique du médium.