Bosch et les extraterrestres
En 1972, la Planète - bon, d’accord, disons les États-Unis d’Amérique - confiait à Linda Salzman la réalisation de l’image que l’Humanité allait envoyer d’elle-même, gravée sur une plaque d’aluminium sur la sonde spatiale Pioneer 10, à 50 000 kilomètres à l’heure vers Aldébaran, étoile la plus brillante de la constellation du Taureau, un peu à droite d’Orion.
Linda Salzman était la femme du médiatique et regretté Carl Sagan, savant vulgarisateur talentueux et influent, auteur du message codé qui accompagnerait justement le dessin sur la sonde, message critiqué alors parce que certains grands savants de la planète, vexés, n’étaient pas parvenus à le déchiffrer. Il faut admettre qu’il est délicat d’imaginer le niveau d’instruction d’un habitant de la banlieue d’Aldébaran.
Et quand on regarde l’image de l’humanité que Linda avait concoctée pour les extraterrestres, on ne peut se retenir de penser que c’était une erreur, probablement pour sa carrière artistique, mais surtout pour l’avenir de l’humanité.
On y voit deux bestioles en bonne santé, certainement affables, la chose à gauche semble s’exprimer pour les deux, d’un geste accueillant, la chose à droite esquisse un rond-de-jambe qui ne manque pas de grâce.
Mais voilà, pour un extraterrestre itinérant qui est certainement, comme beaucoup sur notre propre planète, sinon affamé, au moins perpétuellement en quête de nourriture, ces deux individus blonds nourris à satiété mériteraient bien un détour.
D’où le danger, en communication comme en science, d’idéaliser, alors qu’il importe d’être réaliste et purement descriptif. Il aurait suffi d’envoyer aux extraterrestres un tableau de Jérôme Bosch, le seul peintre qui ait représenté l’humanité comme elle est, sans fioritures. Ses figurations de l’humain avaient de quoi réfréner les extraterrestres les plus agressifs et les appétits les plus expansionnistes.
À ce propos rappelons aux extraterrestres, même très éloignés de la Terre, et aux Terriens qui sont équipés de l’électricité et d’un abonnement d’accès à l'internet, que quasiment tous les tableaux et dessins de Bosch (et de son « atelier »), sont depuis 2016 - en calendrier terrestre grégorien - en accès libre sur le site définitif du « Projet Bosch », extraordinaire travail d’expertise fait à l’occasion du cinq-centenaire de la mort du peintre. Et encore le mot « définitif » est-il faible, car même quelqu’un d’enfermé plusieurs semaines, jusqu’à plusieurs mois - ce qui ne peut évidemment pas arriver - n’aurait jamais assez de temps pour explorer entièrement, sur ce site à l’interface miraculeuse d’aisance, ce monde de Bosch en gigapixels (14 milliards pour le Jardin des délices, oui, milliards, faites le calcul 156 547 pixels sur 89 116).
Et ce monde est réellement celui que découvriront les extraterrestres. N’écoutez pas les interprétations discordantes sur le sens caché derrière les scènes. Bosch n’avait que notre monde comme modèle et n’a pas peint les métaphores d’un improbable autre monde. Clairvoyant, il a représenté ce qu’il voyait, en regroupant parfois plusieurs espèces sur un seul individu, afin de montrer les phénoménales potentialités de la vie. Sa démarche était pédagogique.
Bulletin de dernière minute : La sonde Pioneer 10 a disparu des écrans de radar terriens depuis 2003. Par chance, les techniciens les plus optimistes pensent, d’après l’encyclopédie Wikipedia, que le dessin de Linda n’atteindra la banlieue d’Aldébaran que dans 2 millions d’années, à peu près.
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Toutes les illustrations de cette chronique sont des détails du triptyque des tentations de saint Antoine, actuellement au musée national d’art antique de Lisbonne (cliquez dessus pour une expérience vraiment extraterrestre !).