mercredi 25 décembre 2024

La vie des cimetières (116)

 
Comme prévu dans La vie des cimetières (115), voici quelques beaux échantillons de la végétation renaissante au cimetière du Crêt-de-Roc à Saint-Étienne, le 11 mai 2024.


dimanche 22 décembre 2024

La vie des cimetières (115)



Entre la mort et la ville de Saint-Étienne, chef-lieu du département de la Loire, existe une très ancienne complicité. Chacune doit beaucoup à l’autre.

Dès le 16ème siècle, au cœur d’un bassin traversé par des veines de charbon et une hydrographie abondante, la ville était renommée pour la fabrication et le commerce des armes de chasse et de guerre. Moulins, ateliers, forges, armureries et quincailleries fournissaient les rois de France dans les guerres d’Italie. Elle contribuait déjà par son savoir-faire et sa prospérité à l'approvisionnement des cimetières et pouvait à juste titre considérer un peu la mort comme sa débitrice.

C’était présomptueux. La mort lui fit savoir à maintes reprises. Après des petits essais ponctuels, comme en 1585, elle commit entre 1628 et 1630 une innommable perfidie : elle emporta presque la moitié de la population au moyen d’une peste bubonique bien ajustée. Et elle récidivait lors de la grande famine de 1693 et 1694, par une épidémie indéterminée qui aurait occis le tiers de la population (qui avait entretemps doublé).

Malgré cela la ville persistait à œuvrer pour lui fournir une récolte toujours plus variée et abondante.
En 1764 une dizaine d’ateliers d’armurerie étaient réunis en une Manufacture royale qui prospèrera jusqu’à passer sous la responsabilité du ministère de la Guerre en 1894 et ne fermera qu’en 2001.
Parallèlement naissaient à partir de 1885 la vente par correspondance de fusils, de bicyclettes et de machines à coudre par la fameuse Manufacture d’Armes et Cycles de Saint-Étienne, et son magazine Le Chasseur français, promotion et apothéose du fusil de chasse durant près d’un siècle (la revue est toujours vivante mais désormais orientée vers la préparation et le bien-être des victimes).

Des centaines de millions d’armes, blanches, à feu, grenades, missiles, auront ainsi été fabriquées à Saint-Étienne. La Révolution Française avait même renommé - brièvement - la ville : Armeville (certains en rêvent toujours). 

Il est délicat de calculer le rendement d’une telle production en nombre de morts. Nous l’avions tenté sans grande conviction à l’occasion de l’hommage rendu à feu M. Kalachnikov en 2013, mais même si seule une arme sur dix faisait un seul défunt, on ne pourrait que saluer le service rendu à l’économie du pays, à la nation, et finalement à la mort. 
De mauvais esprits observeront que l’arme ne faisant qu’avancer l'heure d’un trépas néanmoins inéluctable, il n’en découle aucune obligation particulière de la mort envers les fabricants d’armes. Nous ne les suivrons pas dans ces finasseries d’apothicaires. D’ailleurs - anecdote qui brouillera un peu la comptabilité de ces ergoteurs - en 1944, un raid aérien allié, qui visait les infrastructures utilisées par l’ennemi, larguait à la louche sur Saint-Étienne 1600 bombes fabriquées de l’autre côté de l’Atlantique, faisait un millier de morts collatéraux, et retournait même la terre du cimetière du Soleil, rue des Adieux, ce qui est, on le reconnait aujourd'hui, une mauvaise pratique agricole et un encouragement pour les plantes parasites.

Après tant de péripéties macabres au long des siècles il était devenu urgent, dès la fin du 18ème, d’inaugurer à Saint-Étienne un grand cimetière nouveau sur une hauteur aérée et hygiénique. Ce fut fait sous le Premier Empire, en périphérie alors de la ville, sur une colline appelée le Crêt-de-Roc, maintenant en centre-ville (le cimetière du Soleil, à peine 1000 mètres au nord-est, viendra l'épauler 20 ans plus tard).

Le cimetière du Crêt-de-Roc a connu depuis deux siècles, comme tous les cimetières des grandes villes manufacturières, un luxe et une grandiloquence des tombes et des monuments exactement proportionnés à la croissance, puis au déclin, de l’industrie et du commerce.
Depuis 50 ans Saint-Étienne perd 1000 habitants par an. Plus personne ne s’occupe des tombes monumentales du 19ème et du début du 20ème siècle, et les sépultures les plus remarquables se couvrent de végétation. Le cimetière revit.



Toutes les illustrations : cimetière du Crêt-de-Roc, 11 mai 2024



Nous publierons dans quelques jours, en supplément pour le lectorat Premium gratuit de Ce Glob, un florilège des images du Crêt-de-Roc les plus impressionnantes témoignant de cette renaissance végétale. 


samedi 14 décembre 2024

Le Premier, en pire

Meissonnier, ruines des Tuileries, entre 1871 et 1883, 136cm
(Compiègne, musées du Second Empire) 

Cornegidouille ! nous n’aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines !
Alfred Jarry, Ubu enchaîné.

Pour le lectorat qui ne s’est jamais passionné pour la vie de nos maitres et leurs néfastes lubies, résumons : le Premier Empire c’était Napoléon premier, des millions de morts dans des guerres quasi mondiales et incessantes, un népotisme effréné, la suppression de la liberté de la presse, le rétablissement de l’esclavage, une centralisation bureaucratique abusive, et en matière d’art officiel l’impériale figure "à la romaine" de Jacques-Louis David, lèche-cul de tous les régimes. 
Le Second Empire, c’était Napoléon 3 (oui, ça commençait mal, et c’était un neveu de l’autre), le même régime que le premier en plus mesquin, une incompétence à gouverner quoi que ce soit, la colonisation débridée de l’Afrique et de l’Asie, et la remise au pays voisin des clés de tout un territoire, avec un ou deux millions de têtes de bétail humain.
En peinture c’était une cour de tâcherons serviles, Winterhalter, Meissonnier, Flandrin, Pils, Horace Vernet, Dubufe et quelques autres.

Décevant, en effet. Et le déclin va jusqu’au musée qui les héberge aujourd'hui. Les grandes tartines au bitume du Premier Empire s’étalent sur les hautes cimaises de l’aile Denon, au Louvre, quand les fades mondanités du second se perdent dans les salons négligés du château de Compiègne et de son musée du Second Empire.

On se dit qu’il doit bien y avoir malgré tout quelques tableaux attrayants dans ce musée. Le site du château nous en présente un catalogue de 650 peintures, avec des fonctions de recherche (choisir Outils puis Index), et des reproductions de qualité passable.
Hélas on n’y fera pas une pêche miraculeuse. Peu de choses originales. Le récent achat de la Cantharide esclave n’y est pas encore, la longue série de toiles de Coypel sur Don Quichotte est consternante, Natoire, plus talentueux, ne s’en sort pas mieux, tous les portraits sont navrants, sans parler des scènes de chasse.

Nous avons réuni ici les rares tableaux qui sortent un peu de l’ordinaire. Leur présence dans le catalogue, peu explicite sur le sujet, ne garantit pas qu’ils sont effectivement exposés dans le château ou le musée.
Allez le vérifier avant la fermeture définitive du château, ce qui ne saurait tarder à lire le rapport de contrôle consterné que la Cour des comptes vient de publier. La courte synthèse en introduction (pages 4 à 6) est un modèle de poésie ; on croit y lire la déploration d’un Byron ou d’un Lamartine sur la ruine des empires (voyez ce qu’en disait hier Étienne Dumont).

Allez-y même si vous n’en attendez pas grand chose, vous y flânerez dans un grand parc (négligé parait-il), un château luxueusement meublé (mal chauffé et où tombent régulièrement des pierres dit le rapport), et une vaste et passionnante remise de voitures hippomobiles. 
Et vous contribuerez ainsi modestement au maintien d’un patrimoine totalement abandonné depuis des années par les ministères de la Culture et les dotations de l’État, qui semblent n'attendre qu'un prétexte pour confier le tout à des capitaux privés.

À gauche, Jacob de Heusch - Chantier naval, fin 17e, 72cm
À droite, Salomon van Ruysdael - Réjouissances près de l'église d'Alkmaar, 1640, 42cm (les deux :  Compiègne, musées du 2d Empire).

À gauche, Friedrich Sustris, Adoration des bergers, 138cm
À droite, Protais PA., percement d'une route 1869, 100cm
Les deux :  Compiègne, musées du 2d Empire.

À gauche, Paul Huet, Château de Pierrefonds en ruine (vers 1860, 162cm)
À droite, Paul Huet, Après recréation par Viollet-le-Duc (vers 1860, 162cm)
Les deux :  Compiègne, musées du 2d Empire.

Potémont, Femmes au jardin, 1860 (Compiègne, musées du Second Empire) 

samedi 7 décembre 2024

Le singe d'Oloron


Dans une récente chronique illustrée sur le portail de la cathédrale d’Oloron, on a passé un peu vite sur les reliefs de la voussure intérieure, 26 personnages occupés à des activités quotidiennes - anecdotiques dit Wikipedia - qui semblent suivre une chronologie, peut-être la préparation d’une festin.
L’hypothèse du banquet est confirmée par le très averti Office du tourisme d’Oloron, qui dit dans un dépliant érudit "préparatifs d’un festin […] scènes de la vie locale : ainsi, la chasse aux sangliers, la pêche au saumon, le découpage des boules de pain et de fromage [… ] témoignages de la vie béarnaise au XIIe siècle", ou comme on peut le lire ailleurs "c’est toute la vie paysanne de l'époque que le sculpteur a représentée : chasse au sanglier, pêche et fumage du saumon, fabrication du fromage, préparation du jambon, travail de la vigne."

M. Leduc, passionné magnanime de nature et d’architecture, armé du fameux objectif Summarit de 75 mm monté sur le non moins célèbre appareil Leica-M et ses innombrables pixels, profitait du soleil d'aout 2019 pour scruter le tympan et en partager les images sur le site Flickr. Ce sont les photos les plus détaillées de la voussure trouvées sur internet. On y reconnait toutes les activités alimentaires décrites plus haut, chasse, vendanges, pêche, préparations diverses - pas toujours claires malgré la précision des détails - mais distinctement culinaires.
On ne les détaillera pas ici. Le jeu est aussi de deviner l’activité des figures, par exemple que fait cet homme avec une sorte de crochet, aiguise-t-il un couteau ? 
- Liens vers les détails de la voussure par C. Leduc, de gauche à droite : un, deux, trois, quatre, cinq, six. Certains détails manquants sont disponibles ici, en moins précis, ou là). 

Des 26 personnages sculptés, 24 sont donc occupés à des activités culinaires. Personne ne consomme. Notons en passant - sans savoir pourquoi - qu’ils ne sont figurés que par des hommes, et tous barbus. 
Un 25ème personnage, à gauche, entouré de deux chasseurs et d’un dépeceur, joue malgré lui le rôle principal de ces préparatifs culinaires : c’est le sanglier. 

Y a-t-il un message chrétien dans ces scènes alimentaires à priori profanes ? La question semble encore intriguer les spécialistes de l’iconographie chrétienne. Gageons qu’on a plutôt ici affaire à une publicité sculptée dans le but d’allécher, par les meilleurs produits de la gastronomie locale, le pèlerin affamé par son long périple. 

Mais alors, que vient faire, dans ces cuisines sculptées sur le fronton d’une cathédrale béarnaise, le 26ème personnage ?
Généralement caché, sur les photos, derrière la sculpture en ronde-bosse du lion anthropophage, à l’extrême gauche, vous l’avez certainement remarqué (nos illustrations). Alors que les 25 autres figures se tiennent debout sur l’arc de la voussure, il est dans un autre référentiel de l’espace, sur un balcon d’où il semble s’adresser aux spectateurs. Et c’est un singe, vraisemblablement.  

Le singe n’est pas rare sur les portails, les frontons et les chapiteaux du moyen-âge. Il symbolise souvent le diable, le païen, la luxure (en Auvergne le singe cordé, tenu en laisse par son maitre, montreur ou baladin, exhibe habituellement son anatomie).  
Ici à Oloron, cette ridicule imitation de l’homme, comme disait Galien, semble plutôt prêcher ou racoler le spectateur du haut de sa chaire. Sans doute vante-t-il aux croyants, en bon crieur public, la chère préparée par tous ces cuisiniers affairés sur l'arc de pierre.

Toute autre interprétation crédible et argumentée du rôle de cette figure sera examinée avec enthousiasme.