dimanche 30 mars 2025

La culture en supermarché

Le boulanger d’Eekloo, d’après van Dalem ou van Wechelen, c.1600 (coll. privée ?). Il existe une dizaine de versions de cette prétendue légende du boulanger d'Eekloo. La réalité était plus prosaïque : on expérimentait alors aux Pays-Bas les premiers supermarchés. L’organisation n’en était pas optimale et les spécialités étaient parfois confondues, primeur, perruquier, boulanger, charcutier.   


"Donner l’accès à la culture partout et pour tous" : c’est la rengaine de la ministre temporaire de la Culture. Autrement dit démocratiser la culture.


Comme les ministres qui l’ont précédée, on l’aura informée sur ces enfilades de salles du musée du Louvre où les surveillants sont plus nombreux que le public, quand au même moment on refuse l’entrée au 30 001ème visiteur du jour, parce qu’au premier étage de l’aile Denon, le 30 000ème tente de se frayer un passage dans la salle 711. Ce sont les consignes. 

Quand l’un des objectifs du ministère est de rentabiliser ce vieux patrimoine dont elle a la charge, on comprend que la ministre y voie une sorte de gaspillage. 

 

Le projet de la présidente actuelle du Louvre - isoler l’encombrante Joconde dans un circuit distinct, avec sa propre entrée, son propre tarif, et ainsi espérer satisfaire l’ambition à peine voilée de passer de 9 à 12 millions de visites par an - demandera des années de travaux et n’augmentera sans doute pas sensiblement  les visites dans les salles habituellement délaissées du musée. Parmi une population, la part qui s’intéresse aux choses du passé semble modérée et stable ; il suffit de compulser les statistiques de fréquentation des musées (on ne parle pas des expositions temporaires, qui attirent le public en proportion de la quantité de publicité mise en œuvre, quel que soit le sujet).


Mais voilà, quand on est ministre, ou quand on préside un musée, on croit encore que si les gens ne se pressent pas pour admirer les choses et les lieux qui ont imprégné notre propre vie, la culture officielle, c'est que leur méconnaissance et leur condition modeste les en empêchent, mais qu’ils en rêvent. 

Aussi, après d’incalculables réunions dépensées auprès de cabinets de conseil en stratégie, est né le projet "J’habite au Louvre" devenu en 2025 "Le Louvre au centre". Titres évocateurs et attractifs, puissance du marketing !

D'abord partenariat à Lille en 2022 entre le Louvre et URW, groupe immobilier qui possède des dizaines de centres commerciaux, puis fin 2024 à Villeneuve-la-garenne avec la présidente du musée en représentante de commerce, l'opération aura été récupérée par la ministre de la culture.


Ainsi au long de 2025, 6 centres commerciaux de la société URW, à Rosny-sous-bois, Dijon, Lyon, Paris, Rennes et enfin Lille, recevront, pour environ un semaine, 22 chefs-d’œuvre du musée du Louvre accompagnés d’un personnel d’animation et d'un dispositif d'appareils ludiques mais culturels, baby-foot culturel, boite à selfie culturel…


La liste des œuvres exposées n’est pas connue mais on remarquera sur les vidéos quelques locomotives du musée : la Joconde (ça alors !), la grande odalisque d’Ingres et son cadre d’une remarquable laideur, le Scribe accroupi, et des noms moins connus mais académiques et très tendance, comme Vigée-Lebrun, Flandrin, Benoist.

Levons tout doute afin d’éviter la déconvenue d’un public pointilleux : les peintures sont en réalité des photographies et les marbres sont en plastique.


Mais déambuler derrière un caddie plein des provisions hebdomadaires, parmi les posters de merveilles de l’histoire de l’art choisies spécialement pour nous, abandonner en toute sécurité les enfants à la garderie érudite du musée, pendant qu'on musarde dans le rayon des fruits et légumes, y a-t-il approche plus démocratique de la culture ? 


Et c'est bien la faute des dictionnaires si le mot vulgariser est proche synonyme de démocratiser, et synonyme exact de trivialiser.


dimanche 23 mars 2025

Dublin l'inaccessible (3 de 3)


BALADE DANS LA GALERIE NATIONALE D'IRLANDE


Chapitre 3 : Les curiosités

À voir chapitre 1 : Avant-propos & Les peintres fameux.

À voir chapitre 2 : Les peintres qui méritent mieux.



Domenicus van Wijnen (dit Ascanius) : Tentations de saint Antoine (1680s, 70cm). Peintre étrange aux visions apocalyptiques dont on ne connait presque rien et 12 tableaux pratiquement invisibles, rarement et mal reproduits. Les seules images acceptables sont une délicieuse scène de sorcellerie autour d’un chat (en vente chez Sotheby's en 2016), et ce tableau de Dublin. Un polyptyque de la création du monde de van Wijnen, digne des délires d’un Salvador Dalí trois siècles auparavant, est parait-il conservé au palais Pavlovsk, près de Saint Pétersbourg, mais n’est connu sur internet que par une image frustrante.


Suiveur de Jérôme Bosch : Descente dans les limbes (c.1560, 36cm). Serait une copie d’époque d’un original de Bosch documenté par van Mander en 1604. Le Christ fait une tournée électorale en enfer à l'abri dans une capsule spatio-temporelle.


Pedro del Valle : Jael et Sisera (c.1620, 134cm). Une jeune dame explique à un vieillard emprunté dans une armure rutilante comment on utilise un marteau et quel est l’emplacement idéal pour planter un clou. Futée, elle avait probablement lu le révoltant et indispensable "Femmes invisibles" de C. Criado Perez.


Rembrandt : Scène d'intérieur (c.1628, 27cm). On ne sait pas clairement ce que représente cette scène de genre : longtemps titrée "Jeu de la main chaude" elle représenterait plutôt une querelle. Œuvre des débuts du peintre à Leyde, le tableau n’a été attribué "définitivement" à Rembrandt qu’en 2001.


Wolfgang Heimbach Repas du soir (c.1637, 38cm). Peintre spécialisé dans les effets de lumière curieux - l'ombre du gobelet sur le visage de l'homme - et les scènes originales : cette jeune fille au turban ou cette superbe nature morte observée du musée de Kassel. Notez qu'il y a un 4ème personnage dans le tableau de Dublin.


Gainsborough : Paysage du Suffolk (c.1746, 61cm). Le peintre est surtout renommé à Dublin pour son beau portrait maniéré de la duchesse de Cumberland. On peut lui préférer la simplicité de ce paysage, œuvre de jeunesse inspirée par l'esprit des peintres hollandais qu'il copiait et restaurait alors.

***

Terminons cette balade irlandaise par quelques vues du paysage autour de Lucan house, peintes par Thomas Roberts, aimable et talentueux peintre irlandais. Cette petite portion de l'Irlande d'à peine 30 hectares à 18km seulement de la National Gallery de Dublin, aujourd'hui entourée de lotissements, fait son possible depuis 250 ans pour ressembler à son idéal de 1774. Pour combien de temps encore ?




 (descriptions : Vue 1vue 2vue 3)

mercredi 19 mars 2025

Dublin l'inaccessible (2 de 3)


BALADE DANS LA GALERIE NATIONALE D'IRLANDE


Chapitre 2 : Les peintres qui méritent mieux

À voir chapitre 1 : Avant-propos & Les peintres fameux.

À voir chapitre 3 : Les curiosités.



James Arthur O'connor : Les braconniers (1835, 71cm)L’effet de clair de lune à la limite des nuages est assez réussi. Le musée héberge une série d’autres paysages d’O’connor, entre romantisme et sobriété. Ont peut aimer.


Mattia Preti : La décollation de Jean-Baptiste (vers 1640, 135cm). Tableau exceptionnel par la force expressive de la scène comparée au peu de moyens utilisés. Un fond brun uni et quelques coups de pinceau noir dessinent le portrait à gauche et le soldat. Héritier de Caravage, le ténébrisme de Preti est souvent trop ténébreux, mais il lui arrive de dépasser son maitre souvent trop emphatique, comme ici dans cette scène dépouillée qui décrit l’instant d’avant l’évènement. Il se rattrapera dans un beau festin d’Hérode et Salomé moins original, cette fois après l’évènement, aujourd'hui au musée de Toledo USA.


Adam de Coster : Homme chantant à la bougie (vers 1630, 124cm). Étonnant peintre anversois de scènes à la bougie, plutôt traditionnelles au 17ème siècle, mais dont les portraits sont toujours finement expressifs et les visages raffinés (ici, ici et ). Il y a longtemps que Ce Blog aurait dû lui consacrer une chronique.


Jan de Bray : Portrait de deux garçons (vers 1652, 36cm). Portraitiste remarquable. Qu'ajouter ? Rien, sinon que certains de ses portraits sont exceptionnels, comme celui-ci.


Raeburn, Henry : Portrait of Sir John and Lady Clerk of Penicuik (1791, 206cm). Très grand portraitiste, parfois très original, Raeburn n’est pas méconnu, c’est même un des plus renommés des grands portraitistes anglais, mais ce tableau de Dublin, peut-être le plus touchant de ses portraits, n’est quasiment jamais proposé par les moteurs de recherche.


Gale, Martin : Over and above © Martin Gale (2017, 110cm). Peintre contemporain né en 1949, consacré essentiellement au paysage qui l'entoure, irlandais donc.

dimanche 16 mars 2025

Dublin l’inaccessible (1 de 3)


AVANT-PROPOS : 

Les Irlandais ne sont pas rancuniers. Ils exposent à Dublin, dans le plus grand de leurs musées, la National Gallery of Ireland, un tableau représentant le soldat Cromwell s’appropriant les pouvoirs du roi Charles 1er, qu’il fera bientôt raccourcir, sur plus de 4 mètres carrés. Quelques mois après cette scène (peinte près de deux siècles plus tard par l’irlandais Daniel Maclise), le nouveau patron de l’Angleterre, un peu rigoriste et désireux d’embêter quelques catholiques irlandais, éliminait par mégarde, et par les armes, entre un quart et un tiers de la population de l’Irlande, plus efficace que la peste dans ses meilleures années. L’image ne flatte pas le soudard, c’est entendu, mais des portraits de Staline trônent-ils encore dans les musées des capitales soumises par l’ancienne Union soviétique ? Après tout, peut-être.

Le musée irlandais expose incontestablement beaucoup d’autres choses passionnantes, des œuvres des peintres européens les plus fameux, Velázquez, Rembrandt, Vermeer, Goya, Caravage, et nombre de curiosités méconnues, de raretés.  
Sur le site du musée, le catalogue des 13 481 objets conservés est bien fait, les fonctions de recherche riches et les filtres simples d’emploi. Tout serait parfait s’il n’y avait le problème des images : beaucoup sont manquantes, ou en noir et blanc, ou médiocres, ou datées ; la fonction de zoom est déficiente sur la majorité des reproductions ; enfin, même quand le site est en ligne, la base de donnée des collections est fréquemment, quasi quotidiennement, inaccessible ! 
Sinon tout va bien.
Ah si, aucun téléchargement n’est autorisé. C’est d’autant plus frustrant que le site contient des reproductions (masquées) de qualité très acceptable (3000 pixels) mais qu’il n’est pas capable d'afficher correctement et que seules certaines extensions pour navigateurs sur internet [Download all images], ou certains sites dédiés [Image Extractor], sont capables de télécharger. Mais leur mode d’emploi est laborieux.

Aussi exposerons-nous ici-même, dans de bien meilleures conditions que sur le site du musée, dans une balade à Dublin en trois épisodes, un florilège de quelques tableaux parmi les plus intéressants et originaux de la National Gallery of Ireland (et cette série reposera un peu la rédaction du blog, et le lectorat)Chaque image sera légèrement commentée et un lien conduira au descriptif détaillé sur le site du musée (ce lien pourra parfois faillir, vu l’administration erratique du site irlandais). 

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BALADE DANS LA GALERIE NATIONALE D'IRLANDE


Chapitre 1 : Les peintres fameux

À voir Chapitre 2 : Les peintres qui méritent mieux. 

À voir Chapitre 3 : Les curiosités.



Georges de La Tour : Découverte du corps de saint Alexis (vers 1650, 143cm). Serait une bonne copie d’un (merveilleux) original perdu de La Tour, peut-être de la main de son fils Étienne. Un autre belle copie connue est au musée de Nancy, fermé pour travaux, donc invisible pour des années (et dont les reproductions disponibles ont toujours été lamentables).


VelázquezServante en cuisine (1618, 118cm). L’Art Institute de Chicago détient une copie quasiment conforme de ce tableau, également attribuée à Velázquez, mais sans la fenêtre avec la scène du Christ et des apôtres, à gauche, découverte et restaurée en 1933 sur la version de Dublin. Chicago dans sa description, très informée, souligne que la servante est une esclave africaine et précise que le peintre était esclavagiste (enslaver), comme tout Séville à l’époque.


Goya : Le songe (vers 1800, 76cm). Encore un tableau troublant de Goya. Il est vrai que c’était un peu sa spécialité.


Caillebotte : Canal près de Naples (vers 1872, 60cm). Il y a quelques années Caillebotte aurait été dans la catégorie des peintres "qui méritent mieux". On l’a redécouvert depuis, même au musée d’Orsay, au point de le servir maintenant à toutes les sauces. C'est entre le banal et l’inopiné qu'il excellait.


Vermeer : Femme rédigeant une lettre (1670, 71cm). Dans ses scènes de genre, Vermeer semble tenter de nous raconter une histoire, mais rarement jusqu'au bout. Ici une servante attend qu'une lettre soit rédigée, on ne sait pas pourquoi le matériel à cacheter est au sol, en évidence. Et à côté, est-ce une lettre froissée ? On n'oubliera pas sa liseuse du musée de Dresde dont le nettoyage récent a gâché définitivement tout le mystère en révélant au mur un gros angelot gonflable censé personnifier l’amour. 
Le musée de Dublin avait prêté ce Vermeer et ses deux splendides Gabriel Metsu pour l’exposition "Vermeer et la peinture de genre", au Louvre, puis à Dublin et Washington, en 2017
.


Caravage : Arrestation du Christ (1602, 170cm). Tableau découvert en 1990 à Dublin à 3 minutes de la National Gallery. C'est peut-être l’original. Quelques copies étaient connues, dont une volée au musée d'Odessa en Ukraine en 2008, revendiquée comme l'originale, et actuellement à Berlin pour restauration et affaire judiciaire. La plupart des photos sur internet, dont celle du musée, sont catastrophiques.

samedi 8 mars 2025

Et où en est l'IA ?


"Five mins to opening", œuvre d’art créée par l’intelligence artificielle, sous la forme de courtes séquences - l'état actuel de l'art - raboutées par un humain qui lui en a fourni les scripts, tout en restant vigilant sur les profondes questions sociétales du vieillissement et du consumérisme, précise la description du lot soumis aux enchères chez Christie's le 5 mars 2025.
S'estimant dans le principe lésés par cette IA qui pille leurs œuvres sur internet sans les rémunérer et les concurrence en vendant ses imitations, 3000 artistes ont demandé par pétition à Christie's, sans succès, d'annuler cette première vente d'œuvres exclusivement créées par l'IA.
L’IA trouvant effectivement ses sources dans l’immense univers de l’internet, donc chez tous les artistes qui y sont visibles, et dans l'autre sens, les États-Unis ne reconnaissant pas pour l’instant de droits d’auteur sur les réalisations de l’IA, on ne sait pas clairement qui doit être crédité ici. Sans doute Niceaunties, l’humain cité plus haut qui a ficelé l’ensemble et touchera en bitcoins les mirobolants 11 340$ de l'enchère.
Profitons de ce brouillard juridique pour vous exaspérer avec cette œuvre qui enchantera les enfants (pensez à la visionner une bonne douzaine de fois après avoir monté le volume sonore).

***

Depuis quelque temps les médias ne cessent de nous seriner que l’intelligence artificielle (IA) est capable de faire 1000 fois plus vite et mieux tout ce que notre cerveau fainéant répugne à faire, et qu’il n’existe plus un problème qu’elle ne saurait résoudre. Hier, elle a authentifié une œuvre d’art, le célèbre et controversé "Cavalier polonais" de Rembrandt, de la collection Frick à New York. Et on se souvient qu’elle avait en 2021 jugé sévèrement le "Samson et Dalila" de Rubens, fierté de la National Gallery de Londres. 


Certaines personnes - par ailleurs tout à fait équilibrées dans la vie courante - pensent que ces deux tableaux sont des chefs-d’œuvre :

Le premier, malgré des erreurs de proportion - par exemple la jambe ridiculement courte et plate du cavalier - et malgré son aspect boueux et manifestement inachevé. Son attribution à Rembrandt a été contestée dans les années 1980, comme la moitié de son catalogue d’alors, mais presque rétablie depuis, faisant bien entendu varier sa valeur marchande d’un facteur 1000 à chaque revirement.  

Le second parce qu’acheté contre une fortune il y a 40 ans, chez Christie’s et les yeux fermés, sans expertise sérieuse, par la National Gallery. Elle le considère depuis comme un de ses joyaux, et ignore avec dédain les arguments sérieux des quelques experts qui en contestent l’authenticité.


Pour le premier, l’IA de la société Art Recognition a considéré en 2024, une fois exclues certaines retouches admises par tous comme datant du 19e siècle, que le reste était de la main de Rembrandt avec 69% à 83% de probabilité selon les zones analysées, très proche en cela des expertises humaines du tableau.

Pour le second, la même IA, inflexible, avait jugé le tableau indigne de la main de Rubens, et même des pieds du maitre, avec une probabilité de 91% !


Nous n'alimenterons pas la vaine polémique des attributions. Un tableau plait ou ne plait pas, c’est tout. D’autant qu’on sait bien depuis les confidences du directeur du Metropolitan museum que près de la moitié des œuvres du marché et des musées sont de fausses attributions, des restaurations trompeuses ou de véritables contrefaçons, et que l’illusion se perpétue parce qu’elle satisfait finalement tout le monde.    


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Examinons cependant la fiabilité et la légitimité de l’expertise par IA.


Quand les médias parlent d’IA, ils parlent de ce que les informaticiens appellent L.L.M., ou Grands Modèles de Langage, ou IA génératives, ou agents conversationnels, car l’intelligence artificielle existe en réalité depuis 50 ans, depuis que les machines décident automatiquement à la place des humains, par le moyen de l’informatique, des logiciels et des algorithmes.

Ce que les médias appellent IA (et qu’on appellera ici aussi IA) est seulement l’évolution, certes spectaculaire, des traditionnels moteurs de recherche sur internet (Google, pour 82,5% de la planète). L’évolution est impressionnante à la mesure des moyens financiers considérables mis à la disposition de ces nouveaux moteurs de recherche, améliorant d’autant leurs capacités d’analyse des données et de dialogue avec l’humain.  


Prenons un exemple concret : depuis 25 ans et avant l’IA, on planifiait un voyage en demandant au navigateur sur internet des renseignements sur la région envisagée, ses villes, ses spécialités, ses attractions. Le moteur de recherche nous retournait un grand nombre de liens vers des sites dont on étudiait laborieusement la pertinence, filtrant les suggestions obsolètes ou manifestement rémunérées, vérifiant sur les sites de cartographie... Des heures de recherche et de réflexion.

Désormais les IA font tout cela automatiquement, organisent notre itinéraire et répondent en direct à des questions toujours plus précises ou épineuses, comme on aurait une conversation dans une agence de voyage avec une personne prodigieusement savante, et qui pourrait pareillement bavarder sur l’anthropologie ou les recettes de cuisine locale.  


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Le principe de fonctionnement de ces machines miraculeuses peut être expliqué simplement. On verra qu’il souffre d’écueils et de biais fondamentaux évidents. Les concepteurs les découvrent et tentent de les corriger à postériori.


On fait d’abord ingurgiter à une énorme machine une gigantesque base de données qui contient si possible tous les textes de l’Internet (ou les images ou les sons : la codification et le traitement de ces données diffèrent mais les modèles les combinent de plus en plus dans leur interface).

Comme on regorge de données à traiter on sélectionne en priorité les sources jugées fiables, encyclopédies, travaux universitaires, livres sérieux, médias et réseaux sociaux qui vendent leurs données. 

Premier biais, la base ne contient que les données numérisées sur internet, provenant donc presque exclusivement de la victorieuse et impériale culture anglophone, y compris ses jugements sur les autres cultures, et les données fournies par des entreprises commerciales, pas nécessairement irréprochables. 


Puis la machine triture ces données et calcule les statistiques d’occurrence des différents mots en fonction du contexte (en fait, elle décompose les texte en cellules de lettres, appelées tokens, les images en patches et les sons en frames). On lit parfois qu’une IA n'est qu'une machine à calculer le mot suivant dans une phrase.

Deuxième biais, la machine ne comprend pas ce qu’elle fait, elle répète ce que ses calculs statistiques complexes lui suggèrent comme réponse la plus probable, et si la réponse est erronée, absurde, incohérente, voire inconvenante, la machine ne le sait pas. Ces choses arrivent couramment, les concepteurs les appellent des hallucinations. 


Par exemple, si vous avez un peu de temps, demandez à l'IA de Google [il suffit, dans le navigateur Chrome, de taper "@" dans la barre d'adresse et de choisir Gemini] : "Combien y a-t-il de samedis et de dimanches entre le 29 mars 2025 (inclus) et le 28 mars 2026 (inclus) ?". Encore récemment l'IA répondait 54 samedis et 52 dimanches. Ne riez pas, seules 2 IA sur les 5 consultées ont donné la bonne réponse.

On interrogera donc toujours un nombre impair d’IA si une décision vitale en dépend. 


Ces biais sont connus et les correctifs sont progressivement mis en place : on greffe des fonctions de calcul, on accumule des filtres de conformité ou des règles de modération du contenu qui contrôlent les réponses. Ainsi, sur une IA chinoise, l’histoire du Tibet, du Népal ou de la Mongolie sera réécrite et une armée d'invasion deviendra une armée de libération, comme bientôt, sur les IA étasuniennes, disparaitront le golfe du Mexique et le dérèglement climatique. Anecdote récente, Grok, l’IA de la société xAI, vient d’être modifiée (puis rétablie) pour ne plus dire de mal de son propriétaire, E. Musk. 

Évidemment ces couches de correction qui édulcorent et orientent les réponses entrainent d’autres biais parfois surprenants : sur un sujet où l’IA n’a pas de réponse définitive, si vous affirmez avec insistance une stupidité, volontaire ou non, il arrivera parfois qu’elle finisse, conciliante et pour éviter le conflit, par vous donner raison et surenchérir dans l’absurdité (les verbatims sont à la disposition du lectorat sceptique)

On interrogera donc l’IA dans des domaines qu’on maitrise suffisamment. 


Enfin, quand la planète entière utilisera les réponses et les productions de l’IA pour ses propres décisions et réalisations, se profilera le risque majeur, la dégradation rapide du contenu de la base de données, puisque la machine coprophage ne se nourrira plus que de ses propres productions, qui auront alors perdu tout lien avec la réalité perçue, comme des photocopies de photocopies à l’infini.

Le monde de l’IA a récemment pris conscience qu’elle finirait ainsi par ne plus créer que des monstres, mais elle n’a pas encore trouvé le moyen de reconnaitre ses propres rejetons pour les exclure de ce qu’elle ingurgite.


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Passons brièvement sur quelques dommages collatéraux de l’utilisation de l’IA.


Utiliser l’IA sera certes multiplier par 1000 les performances du porridge crânien qui nous sert à avoir un avis sur le monde et piloter nos décisions, mais au prix d’une consommation d’énergie multipliée également par 1000, comme le résume l'IA elle-même : "Une recherche par Google consomme 1000 fois moins d’énergie qu’une requête à OpenAI GPT-4" (GPT-4, février 2025). 


Utiliser l’IA sans vérifier soigneusement ses réponses sera renoncer à une grande part de ce qu’on estimait être notre liberté de choix, de jugement - mais on y avait déjà sérieusement renoncé en faisant confiance aux moteurs de recherche de l’ancien modèle - et il n'est plus temps de se demander si le besoin existait réellement : Google qui craint à raison de perdre sa suprématie a commencé à transformer son moteur de recherche pour y intégrer progressivement les fonctions de l’IA.  


Enfin il est probable qu’utiliser l’IA fera progressivement disparaitre les métiers qui consistent à regrouper, trier, classer et récapituler des données. Cependant pour satisfaire la formidable voracité de l'IA en électricité, les vieilles centrales nucléaires et à charbon commencent à renaitre, avec leurs besoins en main-d'œuvre. La nature est bien faite.


***

Concluons : en complément de l'examen de la littérature sur le sujet, Art Recognition dit avoir décomposé et analysé des reproductions en haute résolution des tableaux de chaque peintre, et des peintres proches ou contemporains, et en avoir déduit leur style, leur manière, leur technique ; déduction dit-elle exempte des travers et de la subjectivité de toute expertise humaine. 

Admettons, mais la base de données parait tout de même un peu mince pour des statistiques raisonnables et le résultat n’aura jamais la force probante d’une analyse physico-chimique des couches et des pigments. Par ailleurs est-on certain que les biais qui faussent habituellement tout jugement humain s’évaporent par miracle quand on les décompose en éléments minuscules dans une base de données ? Les filtres et règles de conformité empilés pour que les IA restent bienpensantes semblent démontrer le contraire.  

Finalement les réponses de l'IA sur l’authenticité des tableaux n'ont fait que confirmer pour Rembrandt, le jugement tiède des expertises à son endroit, et pour Rubens, la virulence des argumentations contestataires et la légèreté des réfutations officielles. La National Gallery dit qu'elle attend depuis 2021, pour répliquer, le rapport définitif et détaillé d’Art Recognition.


Un peu de bruit pour rien, mais qui nous aura donné l'occasion d'étudier de plus près le nouveau mirage que s'est inventé notre civilisation pour ne pas voir le chaos où elle se précipite.


Et si on nous fait remarquer, à la lecture de ce tableau des bienfaits de l’IA, qu’elle promet toutefois des avancées scientifiques notables, on rétorquera que ça serait bien la moindre des choses quand on réalise les pluies de milliards qui arrosent ces domaines bénis de nos dieux où l’IA n’est après tout qu'une nouvelle méthode d’analyse des données, d'autant plus fragile qu'elle sera performante. 



Mise à jour du 10.03.2025 : décidément les surprises pleuvent comme les milliards dans ce monde merveilleux de l'intelligence artificielle. Quand une voiture autonome devra décider entre percuter un mur et finir à la casse ou percuter un être humain et s'en sortir avec un passage dans une laverie automatique, quel sera son choix, à votre avis ? Cet article du 9 mars de Courrier international contient peut-être la réponse.