
Les plus anciens se souviennent peut-être de leurs premières apparitions. On les croisait dans la rue. Ils avançaient comme des fantômes shakespeariens, fixaient le vide, proféraient des paroles incompréhensibles vers des interlocuteurs invisibles, en conciliabule avec le néant. On a d'abord imaginé que les asiles d'aliénés avaient décidé de libérer les malades les plus inoffensifs. On détournait alors pudiquement le regard. Très vite, la maladie s'est propagée dans notre entourage, et il n'est pas rare, maintenant, dans une conversation banale, de voir notre interlocuteur changer soudainement d'attitude et commencer à parler d'un autre sujet dans un dialogue avec un absent, ou sortir de sa poche un téléphone vibrant, s'excusant et prétextant une éventuelle urgence. Ça refroidit le dialogue.
Nous étions les spectateurs désarmés d'une mutation de l'espèce humaine. Comme il s'était mis, il y a quelques millions d'années, à la
bipédie et à la
parole, l'être humain évoluait vers un nouvel état où il n'est plus totalement à l'emplacement où on le perçoit et vit à distance de son propre corps.




Et nous sommes peut-être aujourd'hui, avec la
nouvelle grippe, à l'aube d'une mutation comparable où seuls survivront ceux qui méprisent le collègue de bureau et le voisin de palier, ceux qui refusent le rituel quotidien de la double bise machinale ou du serrement de main flasque et confraternel. Ceux qui fuient les foules et les rassemblements, et ne fréquentent les grands magasins et les cinémas qu'à l'heure des finales sportives ou des élections décisives, quand les rues sont désertes. Ceux qui espèrent toujours qu'un orage violent viendra disperser le brouhaha dissonant de la brocante ou du marché voisins. En bref, les vrais misanthropes, les déçus de la relation sociale.
Certains, dit-on, souhaiteraient que l'épidémie devienne pandémie, voire hécatombe. Mais sur ce point les médecins sont rassurants.
Alors pour adoucir la déception des plus insociables, voici quelques vues de
Roghudi Vecchio,
village de
Calabre totalement déserté depuis 1973, après des inondations dévastatrices en 1971. Le fleuve même est faux, c'est en permanence un lit de caillasses. Les villages abandonnés par les hommes sont nombreux dans cette région, abandonnée par l'Italie.