samedi 27 juillet 2024

Tableaux singuliers (19)

Scènes de la vie de saint Jérôme et saint François en extase avec frère Léon (voir détails dans le texte).

Notez : en cours de lecture vous trouverez la description de peintures qu’il serait plus agréable de lire avec l’image en regard, donc de l'ouvrir dans une autre fenêtre ou un autre onglet, selon l’appareil utilisé. Pour vous avertir les liens vers ces images seront précédés du signe  

Bien avant le cinéma ou la bande dessinée, dès qu’il a su laisser des traces sur des matériaux ou des parois, l’humain a cherché à raconter des histoires se déroulant dans le temps. De l’énigmatique scène du puits de la grotte de Lascaux, dont on ne saura sans doute jamais ce qu’elle retrace, à l’explicite et conquérante colonne Trajane à Rome, aux scènes de la vie des personnages bibliques sur les vitraux ou les fresques des églises, les exemples sont innombrables. Pour les amateurs de compétition, les plus anciennes scènes historiées connues, peintes il y a plus de 50 000 ans, des millénaires avant les peintures rupestres d'Europe, seraient celles découvertes assez récemment sur l’ile de Sulawesi, de personnages animés autour d’un cochon.

Masaccio, au début du 15ème siècle dans les fresques de Santa Maria del Carmine à Florence, représentait, dans un décor unique, deux épisodes légendaires éloignés dans le temps et l’espace de la vie de saint Pierre. À gauche Pierre ressuscite le fils de son geôlier pour montrer ses compétences et gagner sa sortie de prison ; à droite, des années plus tard, Pierre est vénéré et traité comme un pape, parce qu’on ne ressuscite pas un mort tous les jours. La fresque elle-même a été réalisée en deux étapes très éloignées, à moitié inachevée par Masaccio en 1428 et terminée par Filippino Lippi vers 1485.

Mais c’est sur la fresque qui se trouve juste au-dessus que Masaccio s’est laissé aller. Il a peint dans une seule image trois moments successifs d’un même épisode de la vie du saint. C’est le "Paiement du tribut". Au centre, en courte tunique rouge, un occupant romain réclame la taxe pour l’entrée dans Capharnaüm. Jésus, qui a réponse à tout (on le reconnait dans la bande à ses traits nettement plus distingués), indique à Pierre à sa droite (tunique bleue, toge jaune avarié) qu’il trouvera de la monnaie dans la bouche du premier poisson venu - la méthode de fabrication de la fausse monnaie ne pouvait pas être décrite publiquement et Masaccio n’est pas limpide non plus sur le sujet. À gauche donc comme indiqué par la direction des mains, Pierre (le même) traficote avec ledit poisson et en sort une pièce qu’il donnera au percepteur romain à droite (il lui a déjà donnée, si vous êtes arrivés dans la chapelle par la droite).
Est-ce qu’un barbare qui ne connait pas la légende serait capable de reconstituer, à la vue de la fresque, la chronologie de la scène ? Peut-être, si la toge de Pierre au centre n’avait pas viré du jaune d’or à cet orange raté et si la monnaie était bien identifiable dans la bouche du poisson et dans la main du romain, mais serait-il assez malin, il ne résoudra pas le truc du poisson-tirelire.
  
Enfin, dernier exemple, on ne peut pas bavarder du temps et de l’espace sans considérer la performance de Hans Memling dans les Scènes de la passion du Christ, peintes vers 1470, aujourd’hui à Turin, Galeria Sabauda
Dans la moitié seulement d'un mètre carré, le peintre est parvenu à placer 23 scènes consécutives de la légende de Jésus, en respectant presque parfaitement la chronologie dans le déplacement du personnage sur l’image. Le miracle est dans l’ingéniosité de la mise en scène (suivez son cheminement sur cette image plus lisible, de deux fois la taille réelle).
Jésus arrive en haut à gauche, serpente dans la ville jusqu’aux scènes nocturnes du bas, et remonte en serpentant vers la crucifixion. De là-haut l’œil descend vers la mise au tombeau et la résurrection à droite (ici la chronologie se dilue un peu) pour suivre la remontée du personnage vers le soleil en haut à droite, comme dans les albums de Lucky Luke. Notez alors l’épisode minuscule du lac de Tibériade, où on distingue mal si notre héros a réellement marché sur l'eau (la collection Kress possède une copie ancienne fidèle et de dimensions proches, curieusement découpée en triptyque, dont la scène du lac est absente). 

Tous ces détours nous conduisent à la singularité du tableau d’aujourd’hui, car dans le Memling on aura peut-être remarqué, à droite, un homme qui emmène son enfant au réjouissant spectacle de la crucifixion. Et comme le soldat qui le suit, en passant il regarde vers sa droite la résurrection du Christ. C'est une erreur de chronologie à ce moment du récit, mais le génie du peintre transforme ici une faiblesse scénographique en un mirage prémonitoire. 
Et c’est un effet similaire, un flottement du temps qui emprunte des raccourcis, qui fait l’attrait de notre tableau singulier du jour.

La pinacothèque Brera de Milan qui l’expose le titre "Scènes de la vie de saint Jérôme, Saint François en extase, avec frère Léon", le date des années 1500 et ne sait pas à qui l’attribuer, peut-être un peintre espagnol, en lien avec la Lombardie et Venise pour le style. 
On y voit, dans un paysage montagneux, aux premiers plans, Jérôme (trois fois) et au fond, François (en extase), Léon (un copain qui somnole sans cesse) et Jésus (on ne le présente plus). Jérôme est un des personnages les plus représentés dans l’art occidental, généralement en ermite dans un décor rocheux, flanqué d’un lion dépressif un peu collant et d’un chapeau de cardinal écarlate. Comme il s’y ennuie, il simule souvent quelque occupation, pour la photo ; lire un livre, écrire à la plume, se frapper la poitrine avec un caillou.
 
Le trouble dans cette scène anonyme ne vient pas de l’accumulation, habituelle, d’erreurs de chronologie : ici le personnage au centre est présumé avoir vécu il y a 2000 ans, Jérôme 1600 ans et François 800 ans ; par ailleurs le large chapeau de cardinal date de 800 ans après Jérôme et les parchemins aussi finement reliés n’existaient sans doute pas de son temps. Anachronismes banals dans toute peinture religieuse, qui créent le lien avec l’époque des spectateurs et font sans doute partie du charme de ces contes de fées.
L’étrangeté vient de ce Jérôme multiplié par trois "sans référence explicite aux épisodes habituels [de la vie du saint]" admet le commentaire du musée. 
On a l'impression d’assister à un seul évènement, une scène fantomatique de ferveur religieuse avec François d’Assise, traditionnellement représenté à genoux recevant les stigmates, ces mêmes blessures subies par Jésus 12 siècles auparavant. Habituellement François les reçoit d’un crucifix volant (comme chez Van Eyck). Ici, il lui tourne le dos, mais ne nous laissons pas distraire par cette question pour expert en byzantinisme. 
Devant cette apparition, le peintre a installé trois Jérôme qui exécutent peut-être dans son intention une séquence chronologique : de la gauche vers la droite Jérôme lit, quand, surpris par le mirage, il ferme son livre et s’agenouille pour prier ; ou bien de la droite vers la gauche il est surpris en prière, prend son journal et y note sa vision (ce détail dans sa main serait une plume, ou un calame ?)

Et ces trois Jérôme dans le même lieu évoqueront sans doute pour les cinéphiles la fantastique scène presque finale du film de Stanley Kubrick en 1968, 2001 l'odyssée de l'espaceDans un raccourci qui s’éternise, et une des plus belles scènes de l’histoire du cinéma, le personnage, en observation dans une clinique stylée (une sorte de zoo disait le cinéaste), assiste physiquement aux évènements de son propre vieillissement, comme un double décalé dans le temps (voyez ici cette scène indescriptible, dans une petite qualité - 61Mo pour 6’41" - simplement pour en raviver le souvenir).

"Illusions, tout cela" direz-vous. "Narrativium" aurait dit Terry Pratchett.
Oui, c’est toujours la même chosel'humain ne s'est jamais satisfait du réel, c'est ce qui le distingue probablement des autres animaux. Dès la naissance on l'abreuve de fictions, alors il passe le reste de sa vie à se raconter des histoirescomme les Indonésiens autour du cochon*.

 

* Ces cochons en lien ne sont pas les mêmes que celui vu plus haut, ils se trouvent dans une autre grotte (Leang Tedongnge) du même massif située 4 kilomètres au nord-ouest. Alors que celui-là était daté de 51 200 ans, l'un de ceux-ci vient d'être re-daté à 48 000 ans.


jeudi 18 juillet 2024

Ce monde est disparu (14)

Survol
Attention : les liens précédés du signe⚡️sont horribles et radioactifs
Illustration : "Radium"⚡️dessin original de Lee Elias pour la couverture du⚡️magazine Black Cat Mystery #50 en 1954.

Lee Elias, dessinateur de comics (bandes dessinées) très moyen et conventionnel, était cependant assez inspiré quand il illustrait des couvertures de magazine. Son dessin n’en était pas meilleur mais il savait l'animer de contrastes percutants et d’inventions qui les rendaient attractives, voire choquantes, ce qui est l’objectif commercial d’une bonne couverture. 
On se dispute régulièrement ses dessins originaux chez Heritage Auction, maison d’enchères américaine d’objets de collection, et il viennent d’atteindre des sommets le 21 juin 2024, avec 66 000$ pour le dessin de couverture de⚡️Tomb of Terror #5 de 1952, et 840 000$ pour celui de⚡️Black Cat Mystery #50
Pour mémoire les couvertures d’album de Tintin par Hergé, plus édulcorées, et graal des collectionneurs, se monnayent autour d’un million de dollars, et une page de garde de 1937 s’est vendue 2,9M$ en 2014. 

Pour aller plus loin : Aimons le radium, quelques repères historiques. 
En 1898 Marie et Pierre Curie découvrent deux éléments inconnus qu’ils appellent le radium, parce qu’il était vraiment très radioactif, et le polonium parce que Marie était d’origine polonaise. Ils les manipulent sans retenue et remarquent que le radium peut soigner des affections cutanées et même certaines tumeurs. Ils inventent en 1901 avec Becquerel la radiumthérapie ou Curiethérapie. Malgré l’alarme d’Edison qui perd son assistant en 1904 et abandonne les recherches dans le domaine, et les avertissements de nombreux scientifiques, l’industrie enthousiasmée met alors du radium⚡️partoutLes horlogers colorent aiguilles et chiffres des réveils qui brillent dans le noir, les pharmaciens en truffent pansements, pommades et potions, le miraculeux radium s’applique, se respire, se boit, s'avale, on fume des cigarettes au radium, on se maquille au radium, on couvre les enfants d'une petite laine au radium. Cela dit le radium était si rare et cher qu’on peut soupçonner que tous ces produits, comme les médicaments homéopathiques, ne contenaient pas le moindre atome de substance active (sauf dans l'horlogerie, sans quoi ça n'aurait pas fonctionné, et qui fut d'ailleurs confrontée à des maladies professionnelles en corrélation).
Marie Curie devra à ses découvertes deux prix Nobel et une Leucémie carabinée. C’est en 1934 seulement, année de sa mort, que l’exposition à la radioactivité sera réglementée en France.
 
Mise à jour le 19.07.2024 : preuve des bienfaits de la radioactivité, on apprend de la chaine "La tronche en biais", que pour contrecarrer le traffic croissant de cornes de rhinocéros vers l’Asie (la médecine traditionnelle chinoise leur attribue des propriétés fantasmées), et la disparition de l'espèce, les scientifiques sud-africains envisagent - et ont commencé à le pratiquer - d’inoculer un produit radioactif, inoffensif pour la bête disent-ils, dans la corne des rhinocéros, et qui empoisonnerait sournoisement les consommateurs de poudre de corne. Merveilleux, n’est-il pas ? 

dimanche 14 juillet 2024

Le Louvre restaure à tour de bras

Hans Holbein, portrait d'Anne de Clèves en 1539, 48 x 65cm, détrempe sur vélin, restauré au Louvre en 2024. 

Alors qu’au printemps dernier il communiquait fort sur le délicat décrassage qu’il venait de réaliser du seul tableau de Van Eyck en France, le Louvre oubliait d’annoncer, ou alors trop discrètement, qu’il venait aussi de débarbouiller un tableau de mêmes dimensions, moins prestigieux mais pour certains aussi beau, et peut-être plus fragile encore parce que peint à l'eau sur vélin, le portrait d’Anne de Clèves par Hans Holbein. 
On l’a su d’un site suisse qui l’avait appris d’un site belge. L’information est pourtant véridique ; le Louvre a mis sa base de données à jour, en y ajoutant sans autre explication trois reproductions très moyennes du résultat. Une photo de meilleure résolution, qu’il a fallu adoucir pour se rapprocher de celles du Louvre (notre illustration), circule sur Wikipedia (30Mo, 78Mpix, long chargement).


À sa vue on s’exclame "Ah, ils ont enfin mis une ampoule au plafond et changé le papier peint. Le bleu, c’est moins triste". Car depuis 250 ans probablement quand le tableau entrait dans la collection de Louis 14, tout le monde l'a vu ambre et verdâtre, comme on le trouve reproduit sur les photos de 2017 de la base de données du Louvre (à la suite des nouveaux clichés). Seuls les heureux élus qui avaient pu voir le même modèle peint par Holbein sur une miniature de 5 centimètres, à l’aquarelle, sur vélin également, au Victoria & Albert museum de Londres mais non exposée, pouvaient se douter de ce bleu. 


Pour l’anecdote, répétons succinctement après tant d’historiens le contexte de réalisation du tableau.

En 1539, Le roi d’Angleterre, Henri 8, qui avait perdu sa troisième épouse Jeanne Seymour en 1536, en quête d’une quatrième et conseillé par Cromwell, demandait à Holbein, portraitiste fidèle de la grande bourgeoisie anglaise et qui avait fait le portrait de Jeanne, de lui rapporter du duché de Kleve le portrait d’Anne de Clèves et de sa jeune sœur Amélie.

Quelques mois plus tard Holbein revenait des bords du Rhin avec les deux portraits (celui d’Amélie a disparu). Henri choisissait Anne. Elle arrivait en Angleterre fin 1539, et le roi fut très déçu. Anne le fut tout autant. Le mariage se fit tout de même mais était annulé après 6 mois, en juillet 1540, pour absence de consommation. Hans termina tout de même le portrait d’Henri, pendant officiel du portrait d’Anne, mais à l'huile et aux dimensions réelles du modèle. 

Nonobstant ce fiasco, Anne et Henri demeurèrent bons amis, et Hans était toujours peintre du roi quand il mourut en 1543, vers 46 ans, lors d'une des innombrables épidémies de peste de Londres.  


En novembre, quand vous retournerez à Paris pour tenter de déguster le Van Eyck nouveau (après avoir vérifié s’il est exposé, peut-être en salle 600), n’oubliez pas de monter un étage et de franchir les 250 mètres qui vous sépareront de la salle 809, pour passer voir la nouvelle Anne. Vous la reconnaitrez de loin, à son fond bleu.


lundi 8 juillet 2024

Histoire sans paroles (52)


L’affaire de la crue de la Seine
Fin janvier 1910, en quelques jours, Paris s’est crue Venise. La préfecture de police envoyait alors les inspecteurs de l’identité judiciaire. Ils inspectèrent, prirent des mesures, réfléchirent. Le citoyenmarchant sur l’eauattendait un responsable.
Un siècle plus tard, le suspect court encore et menace toujours. Mais pas d’inquiétude, la science a progressé, elle connait le coupable et le surveille. Et en cas de récidive, elle est préparée, elle a inventé un nouveau mot : la résilience des populations.
 
Ci-dessous, Porte de la Gare, Paris 13ème, le 31 janvier 1910.