lundi 24 novembre 2025

Les ambassadeurs, un documentaire réussi

Les films documentaires sur les peintres et les tableaux sont généralement insupportables, y compris sur les chaines ou les sites dits culturels. On y voit essentiellement des gros plans sur les visages, boutons, pellicules, squames et autres psoriasis des responsables de musées importants, qui affirment que l’artiste est le plus grand de son temps et que le tableau qu’ils possèdent est le plus grand de son œuvre. Parfois ils nous racontent, avec un léger sourire entendu, une anecdote que tout le monde sait fausse mais qui restitue un peu d’humanité à cet être hors du commun qui aura peint trois pommes sur un coin de table. Il n’est pas rare qu’ils donnent également un avis personnel sur la chance insigne qu’ils ont, par leur métier, de contempler en vrai cette merveille tous les jours de la semaine, simplement en allant au bureau. Et on ne s'appesantira pas sur les grotesques reconstitutions filmées et les tableaux animés par un relief factice.  


Le documentaire "Les ambassadeurs, la face cachée du monde" (de Jacques Loeuille), diffusé actuellement sur le site d’Arte jusqu’au 5 avril 2026, qui décrit et illustre l’histoire de ce tableau incomparable de Hans Holbein le fils, conservé à la National Gallery de Londres, ne tombe qu’assez modestement dans les travers du genre. Bien sûr on aimerait que les éclaircissements apportés sur le fatras d’instruments minutieusement peints pour illustrer soi-disant la discorde, la confusion de l’Église, soient un peu plus étayés et probants (avouez que vous pensiez que ça n'était qu'un vide grenier dans la haute société), et on nous conte l’histoire du mariage de Henri 8 et des guerres de religion à l’aide de reconstitutions filmées, avec humour et d’antiques films qui tremblotent en noir et blanc. Mais ne nous plaignons pas, l’intrigue est prenante, l’histoire est belle, et on finit par y croire parce qu’elle est triste, et que s’y produisent des décapitations, des massacres, des guerres de religion, la peste, en bref nos tracas de tous les jours.


Pour qui ne s’intéresse pas à l’histoire mais à la peinture, le documentaire est laconique sur les aspects picturaux, à l’exception de l’incroyable anamorphose du crâne qui traverse le bas du tableau et dont il nous montre le fonctionnement. Il n’a pas le temps de nous dire que le spectateur devait découvrir le sens de cette énorme tache en sortant par une porte perpendiculaire à droite du tableau et en se retournant - ce qui était naguère le cas à la National Gallery.

Il ne nous dira pas que lors de la restauration du tableau en 1996, l'expert, soutenu par le musée, s’est jugé plus malin que le peintre, a modifié la forme et des détails du crâne, prolongé la mâchoire sur le bord du tapis, et changé le motif de la tapisserie sous la main pendante d’un personnage. Ces présomptueuses pratiques ne sont pas si rares.     


Et il ne vous dira pas, si vous souhaitez vérifier de près ses affirmations et les prouesses du peintre, que vous pourrez, sans avoir à vous rendre à Londres et à déclencher l’alarme du musée, vous promener comme une mouche sur les 4 mètres carrés de l'œuvre, en mode gigapixels, en vous rendant à cette adresse, en n’oubliant pas une fois sur place de sélectionner l’icône de la double flèche dans le coin haut-droit du tableau, et en piquant sur les détails au moyen de clics de souris et parfois de la touche majuscule.


lundi 17 novembre 2025

Ce monde est disparu (22)

Holm, Emil - Vue de Palerme v.1861, 139cm. (marché de l'art 2025)


Encore un tableau impressionnant qu’on n’aura pas eu le temps de contempler ; 1,25 mètre carré, et tous les verts de la création. C’est la ville de Palerme, au loin, vue depuis le couvent de Sainte-Marie-de-Gesù, et au fond le mont Pellegrino, le matin vers 1861. 
À droite, la cabane avec sa terrasse est sans doute celle-ci, au pied de la falaise. En cherchant un peu en contrebas on distinguera parmi les arbres la voie qui mène au couvent vers lequel cheminent nos moines en bonne santé de 1861.
Les moines d’aujourd’hui, qui ne voulaient pas quitter leur église, ont dû être évacués de force par la police en juillet 2023 quand un incendie de forêt emportait une partie de l’édifice. 

Il fallut certainement plusieurs mois à Emil Holm, un de ces bienheureux peintres danois de la fin de l’Âge d’or, pour peindre soigneusement toutes ces feuilles, une par une. C’était durant un voyage de 6 ans en Sicile, qu’il quittait en 1863 pour retourner à Copenhague où il mourait dans l’année, à 40 ans.
C’est pourquoi on voit peu de Holm dans les musées ou les salles de vente (une douzaine en 30 ans) ; le musée national du Danemark (SMK) ne possède qu’une série de dessins de Sicile (pas même reproduits) et son portrait gravé par un collègue ; le musée de Boston (MFA) reproduit chichement une vue de Messine de 1859 où on ne peut même pas compter les feuilles des arbres. 

Cette vue de Palerme d’Emil Holm vient de disparaitre chez Bruun-Rasmussen, à Lyngby près de Copenhague, contre 50 000$ environ, 2 à 3 fois l’estimation. C’était le 30 octobre dernier.

vendredi 7 novembre 2025

Hey, enfin ? Certes !

   Pour l’instant la meilleure reproduction du panneau central du triptyque de Jean Hey après restauration, extorquée sur internet avec difficulté
 mais sans violence ni effraction.


Il est rare, et toujours émouvant, de recevoir un courriel de Madame la présidente du musée du Louvre en personne. C’est arrivé ce mois-ci. 

Bien sûr elle l’a aussi publié sur son site pour les non abonnés. C'était pour nous réconforter suite au cambriolage cocasse de quelques pierreries historiques. Elle nous assure, après cette épreuve particulièrement difficile et malgré la meurtrissure causée par le drame que la mission du musée est, et sera toujours, de conserver, partager et transmettre les collections. 

Inutile de nous le rappeler. Il était évident, à l’aisance du déroulement du vol, en plein jour et par des amateurs, que la mission "partager et transmettre" était pleinement honorée. 


Puis la présidente en profite pour nous vanter quelques babioles qui se vendent au Louvre et surtout son exposition Jacques-Louis David. À la présentation austère et minimale qu’elle en fait, on sent monter une envie irrépressible de ne pas y aller.

David, c'est Le Peintre Français. Il n'y a pas plus officiel. Passéiste, théâtral et pompeux, on le dit aujourd'hui "peintre engagé", qualificatif toujours flatteur et qui évite de préciser qu’il a illustré servilement quasiment tous les pouvoirs.

On le ressort pour toute commémoration d’évènement historique. Là, c’est le bicentenaire de sa mort. L’exposer était une sorte d’obligation administrative, et puis c'est le Louvre qui possède ses œuvres majeures, ses immenses tartines insipides et assommantes qui ne passeraient par les portes d’aucun autre musée.

Enfin, dans une période difficile qui réclame la solidarité de tous, elle remercie le Grand mécène de l’exposition, le cabinet d’audit et de conseil Deloitte. Choix pertinent et naturel, la science de l’éthologie nous confirme les profonds liens biologiques de dépendance entre les rémoras, ces poissons-pilotes disposant d’une large ventouse, et les grands requins. 


Petit bémol néanmoins, dans sa lettre la présidente oublie de présenter la seule exposition de son musée qui mérite qu’on en parle et qui aura lieu, dans quelques jours du 26 novembre au 31 aout 2026 (9 mois !), salle 831 de l’aile Richelieu au niveau 2 (ne la cherchez pas sur le plan du musée, elle n'est pas citée et il n’est pas certain qu’elle jouxte la 830, mais ça sera certainement dans le coin, et méfiez-vous des jours de fermeture) :

C’est l’exposition tant attendue du triptyque de Jean Hey, le fameux triptyque de Moulins, feuilleton de tant d’épisodes de Ce Blog, bichonné depuis 3 ans aux Coton-tige par le Louvre, dans un arc-en-ciel de couleurs désaccordées par le peintre.


Si vous avez un tempérament joueur, rendez vous sur le site du Louvre et essayez de trouver les informations sur cette exposition. Ne tapez pas "Jean Hey" dans le dialogue de recherche, le musée ne connait pas. Prévoyez des heures d’une découverte qui s’amusera de vos nerfs.


Comme à l’habitude vous ne trouverez pas de bonnes reproductions du triptyque sur le site du musée. Les images en haute définition sont réservées à la presse, qui les paie sans doute, qui se gardera bien de les diffuser sur internet, mais qui vous dira complaisamment ce que le musée lui a dit d'en dire. 


Cela dit, les fuites restent possibles. Patientons.


samedi 1 novembre 2025

Améliorons les chefs-d’œuvre (31)

© Charles M. Schulz 12.1973 partiellement.


Spoiler (prononcer spoïler) signifie "révéler un élément clé d'une intrigue au point de gâcher à autrui l'effet de surprise et le plaisir de la découverte", avoue depuis peu le dictionnaire Larousse.

Et si, avant de découvrir un film dont vous attendiez, aux éloges qu'il a reçus, un grand divertissement, on vous annonçait que les projets du héros échoueront, et qu'il finira au fond d'une marmite d'acide (c'est un exemple) ? Auriez-vous envie de regarder un film dont on vous a déjà révélé l'intrigue censée vous tenir en haleine ? 

En mai 1941 sortait Citizen Kane, premier et légendaire film d'Orson Welles, un de ces récits qui entretiennent le suspense jusqu'à sa fin. Son argument est l'enquête d'un journaliste sur le sens du mot "Rosebud", dernière parole prononcée par un milliardaire mourant.
Les cinéphiles le considèrent depuis 85 ans comme le film le plus génial de l'histoire du cinéma, peut-être moins pour ses péripéties que pour son style. Cependant, indépendamment des délices que procure la mise en forme expressive de chaque scène, une bonne part de l'émotion ressentie vient de l'énigme et du plaisir de la révélation finale, qui illumine rétrospectivement tout le film et clôt la boucle qu'est toute vie humaine.

En décembre 1973 paraissait dans les journaux américains puis du monde entier une planche dessinée par Charles Schulz, auteur planétairement connu des personnages de Peanuts, sur laquelle Lucy van Pelt déclare avoir déjà vu Citizen Kane une dizaine de fois et dévoile en un mot le sens de "Rosebud" à son frère Linus installé devant la télévision, en train de découvrir le film, indigné par cette révélation.

La seule excuse qu'on peut accorder à Schulz pour ce monumental "spoilage", c'est qu'il était devenu quasiment impossible, déjà en 1973, d'ignorer la solution de l'énigme avant de voir le film, tant elle avait été partout dévoilée ; Aujourd'hui, même l'Encyclopédie Wikipedia lâche le morceau à la fin de son article.    
Et encore pourrait-on retirer à Schulz cette excuse : il est évident, à la réaction de colère de Linus, que l'auteur savait parfaitement ce qu'il faisait, quand il aurait suffi d'un petit subterfuge classique dans les bandes dessinées, pour qu'il reste intègre et ne dévoile pas le secret une fois de plus, et dans son cas à des centaines de millions de lecteurs (les personnages de Schulz sont diffusés dans 75 pays, 2500 journaux, à 350 millions de lecteurs dit l'Encyclopédie).



Une simple bulle exprimant l'inexprimé a été superposée et masque le secret révélé par Schulz. La page devient irréprochable, et gagne même en profondeur (dans les deux sens du mot).
© Les ayants droit de Schulz n'ayant pas gagné suffisamment de milliards, la reproduction libre de la planche complète de 8 cases est interdite. 3 cases un peu modifiées restent peut-être dans la limite du droit de citation américain.

Bien sûr, les personnes qui n'auront pas perçu le rôle de la révélation ou n'auront pas été bouleversées vous diront que ça n'est pas bien grave, que ça n'est pas l'essentiel, que le film est fabuleux sans cela. 

Peut-être. Essayez vous-même, si vous ne l'avez jamais vu ; lisez Wikipedia avant de regarder le film puis racontez-nous vos impressions sur ce mystère dont vous aurez connu le secret à l'avance, alors que l'auteur ne le divulgue même pas à ses propres personnages, et que le citoyen Kane l'emporte avec lui dans la tombe. 


Mais attention, à ce jeu non plus, il n'y a pas de retour en arrière.