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jeudi 10 juillet 2025

Servitude posthume

Napoléon 1er sur son lit de mort, huile sur toile de Denzil Ibbetson, vendue 127 000$ (convertis) le 22 juin 2025 chez Osenat à Fontainebleau parmi 173 souvenirs napoléoniens.



[…] Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ?

[…] Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. 

Étienne de La Boétie, Discours de la Servitude volontaire (vers 1550, publié en 1574 après le massacre de la Saint-Barthélémy)*



Denzil Ibbetson était un piètre dessinateur, mais le hasard l'a fait occuper un poste d’intendance dans le convoi de l’armée anglaise qui emportait Napoléon vers sa prison définitive, sur l’ile de Sainte-Hélène, après la bataille de Waterloo. Chargé de l’approvisionnement de l’ile, Ibbetson commençait dès 1815 un journal de notes et de croquis. C’est ainsi qu’il dessina Napoléon le matin de sa mort en 1821. Pressé par la demande il améliora ses esquisses pour finir par cette étonnante huile de 51 centimètres en illustration, épurée comme une caricature (gravée par Gibbs en 1855).


Napoléon y parait bouffi et le cheveu rare collé par la sueur. Les masques mortuaires prétendument moulés le surlendemain de la mort ne ressemblent pas à ce témoignage d’ibbetson (excepté peut-être celui du Royal United Service Institute). La polémique est probablement toujours vive sur l'authenticité de ces masques, notamment de l’officiel du Musée de l’armée, comme celles sur la localisation des restes de l’Empereur, ou sur son empoisonnement, qui courent les forums.


C’est dire que malgré la leçon de La Boétie on vénère toujours nos maitres, même éparpillés en morceaux qu’on pourrait croire inoffensifs, soigneusement restaurés, avec un prix sur l’étiquette.

C’est peut-être parce qu’on n’enseigne le Discours de la Servitude volontaire qu’au programme du Bac de français. C’est bien trop tard. Les enfants sont déjà serviles, farcis depuis 10 ou 15 ans des clichés de la télévision, la radio, les réseaux sociaux. Il aurait fallu leur inculquer sa leçon dès la maternelle, comme on le fait avec les absurdités des livres saints. 


Allons, relisons encore ce livre damné (qui est gratuit et qui se lit en moins d’une heure si on n’est pas trop découragé par le français du 16ème siècle et les pesants exemples mythologiques) :


On ne regrette jamais ce qu’on n’a jamais-eu. […] La nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être, mais il prend facilement un autre pli lorsque l’éducation le lui donne. […] Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude.

[…]

Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie.

[…]

Il en a toujours été ainsi : cinq ou six ont eu l’oreille du tyran et s’en sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. […] Ces six en ont sous eux six cents, qu’ils corrompent autant qu’ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu’ils élèvent en dignité. Ils leur font donner le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté, afin qu’ils les exercent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal qu’ils ne puissent se maintenir que sous leur ombre, qu’ils ne puissent s’exempter des lois et des peines que grâce à leur protection. Grande est la série de ceux qui les suivent. Et qui voudra en dévider le fil verra que, non pas six mille, mais cent mille et des millions tiennent au tyran par cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui.

En somme, par les gains et les faveurs qu’on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu’ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie profite, que ceux auxquels la liberté plairait.


Un lectorat fidèle pourrait penser que l’auteur radote. Il a déjà fait un exergue de ce texte de La Boétie en 2012. En effet, et 13 ans plus tard on doit subir des maitres pires encore, et notre monde se détériore toujours plus. C’est bien le signe que personne ne l'a lu.  


mercredi 25 juin 2025

Ce monde est disparu (20)

François Bocion (1828-1890), Partie de pêche au large de Dorigny (près de Lausanne, sur le lac Léman), 1859, huile sur toile, 74,5 x 108 cm.



La science moderne affirme qu’elle sait, depuis une centaine d'années qu’elle manipule l’atome, réaliser ce rêve des alchimistes, transformer le plomb en or. Mais elle ajoute que la dépense en énergie nécessaire à l’opération est infiniment plus couteuse que le prix de l’or ainsi créé.


La finance, plus maligne, a trouvé le moyen de transformer l’or en plus d’or - en réalité, en or plus cher - sans augmentation de poids ni dépense déraisonnable d’énergie. Elle s’arrange pour faire fluctuer les prix du marché et raconte partout que l'or est une valeur refuge, dont le prix faiblit rarement et s'envole toujours en période de criseÇa n’est pas très scientifique, mais ça fonctionne. En 25 ans le prix de l’or a augmenté de 850% (multiplié par 9,5), et comme les incertitudes climatiques, économiques et militaires s'intensifient d'année en annéele prix de l’or ne cesse d’augmenter : 163% de juin 2019 à juin 2025 (x 2,63).


La Suisse discrètement, industrieuse et appliquée, a amélioré les méthodes de la finance en inventant François Bocion. Vous en avez sans doute peu entendu parler. C’était un sympathique peintre suisse, discret, calme et appliqué. 

Il n’a peint que des promenades lénifiantes sur les rives du lac Léman, ou sur le lac, d’une manière réaliste et avec une touche proche de celle de Corot. Des paysages calmes et appliqués. Rien de bien excitant.

Respecté par ses pairs et apprécié par les collectionneurs anglais, il n'est jamais devenu riche. Il reste néanmoins estimé par le marché de l’art, surtout suisse.


Entre juin 2019 et juin 2025, cette scène de pêche sur le Léman en illustration, classique, agréable mais pas renversante, gagnait 380% sur le marché ! 

Le quidam qui l’avait achetée 41 000 euros chez Deux-Sèvres Enchères, à Niort en juin 2019, vient de s’en débarrasser chez Piguet à Genève contre 216 000 francs suisses (il n’en touchera que 170 000, frais et taxes déduits). 


Tout cela converti et actualisé représente donc une hausse de 380%, dans un temps où l’or n'aura gagné que 163%.

Alors n’hésitez pas, achetez de la peinture suisse. En plus c’est joli sur un mur.


samedi 31 mai 2025

Ce monde est disparu (19)

Katsushika Hokusai, le mont Fuji vu d'Ejiri dans la province de Suruga, estampe 38 cm, 1831, vente Sotheby's 07.2023, 34k$.

Hokusai (Katsushika), mort en 1849 à 88 ans, est le plus admiré sans doute des dessinateurs, peintres et graveurs au Japon. 

Il aura dessiné des centaines de fois le mont Fuji, volcan explosif à la retraite depuis janvier 1708, le plus haut sommet du pays, que 2 à 3 millions de pèlerins gravissent chaque année, montagne sacrée pour les Japonais comme le camembert pour les Français. 


La plus fameuse série d’estampes réalisée vers 1830 par Hokusai comprend 46 vues gravées, regroupées sous le nom très approximatif de 36 vues du mont Fuji(voir ici la méthode de gravure sur bois)

Plusieurs centaines (voire milliers) d’exemplaires des vues les plus célèbres ont été imprimées. Les grands musées en possèdent parfois plusieurs versions. Chacune est unique. Le site ukiyo-e.org compare l'état et les couleurs de certaines, comme la "Vue d'Ejiri, province de Suruga".

On la trouve régulièrement dans les salles de ventes, comme en juillet 2023 chez Sotheby’s à Londres, où elle est partie contre 34 000$, un prix bas comparé aux 410 000$ de la célébrissime Vague lors de la même vacationpeut-être dû a son état de conservation (illustration ci-dessus). 


Elle reste l’une des images les plus originales parmi les milliers réalisées par Hokusai. 

On lui préfèrera peut-être la version verte de la Bibliothèque nationale de France (illustration ci-dessous), ou l’une des impressions bleu de Prusse conservées au British museum de Londres, en meilleur état et plus lisible (illustration plus bas).


Katsushika Hokusai, le mont Fuji vu d'Ejiri dans la province de Suruga, estampe 38 cm, 1831, Bibliothèque Nationale de France.

Katsushika Hokusai, le mont Fuji vu d'Ejiri dans la province de Suruga, estampe 38 cm, 1831, British museum.

dimanche 20 avril 2025

Ce monde est disparu (18)

 

Le Metropolitan Museum of Art de New York a fièrement annoncé qu’il exposait désormais en salle 829 un portrait d’Yvonne Suys à 7 ans, peint par Fernand Khnopff en 1890, acheté* par une fondation étasunienne chez Millon-Belgique le 18 janvier 2024 contre 650 000$, et confié donc récemment au musée en prêt à durée indéterminée.

* cliquer sur "Read more" pour une notice détaillée en français


Un tableau qui disparait aux enchères pour réapparaitre après quelques mois au Metropolitan, ce musée si généreux en belles reproductions, quelle chance, se dit-on. Mais la fondation prêteuse a ses caprices, et le musée a une conception particulièrement floue du droit d’auteur et du domaine public ; un tableau peint après 1880 - la limite est très vague, à 50 ans près en plus ou en moins - ne sera reproduit que par une médiocre vignette, et zoom et téléchargement en seront prohibés.   

Évidemment, la règle nébuleuse s’applique à ce tableau de Khnopff, dont l'huile est pourtant sèche depuis 135 ans (et l’auteur depuis 104 ans).


Heureusement Ce Blog veille et fournit des images de bonne qualité en taille réelle qu’il est conseillé de conserver au frais, ci-dessus avec la photo du modèle et ci-dessous bordée de son beau cadre.


Il va sans dire que vous pouvez choisir d’aller voir l’original, il suffira d’effectuer les 15 000 prochains kilomètres de vos déplacements quotidiens en vélo plutôt qu’en voiture, et économiser ainsi suffisamment de dioxyde de carbone pour vous offrir un aller-retour vers New York en avion.


Note pipole : L’enfant modèle, née dans la haute bourgeoisie, épousera un champion d’escrime issu aussi de la haute bourgeoisie.

Ils exposeront leur riche collection de tableaux dans l’hôtel particulier qu’ils feront construire au cœur de Bruxelles.

Yvonne Suys mourra à 41 ans, 3 ans après son mari.


lundi 3 février 2025

Ce monde est disparu (17)

Pinel de Grandchamp, Orientale au chasse-mouche, huile sur toile 92x74cm. 
(52 000€ hors frais le 22.01.2025 chez De Baecque)
 

Louis Émile Pinel de Grandchamp, aspirant à être artiste, placé comme secrétaire à 30 ans auprès d’un haut fonctionnaire de l’empire ottoman - on ne sait par quelle mondanité - fera entre 1850 et 1865, sans génie mais avec un certain succès, le portrait peint des sultans, vice-rois, beys, personnalités et monuments des grandes cours orientales, de Constantinople au Caire en passant par Tunis. 

De retour en France il épuisera le reste de sa notoriété jusqu’en 1894 à remâcher ses souvenirs et les enjoliver dans le style plat et commun de la plupart de ces peintres qui ont séjourné en Orient encouragés par l’Empire et l’attrait de l’exotisme, et qu’on qualifie d'orientalistes. 


Parfois, rarement, se présente sur le marché de l’art quelque tableau que Pinel a manifestement soigné plus particulièrement que sa production courante.

C’était le cas chez De Baecque, le 22 janvier dernier, de ce portrait grandeur nature de femme orientale au chasse-mouche, aux lignes délicates et à l’éclairage raffiné, disparu contre 6 fois l’estimation moyenne, environ 70 000$ mérités, frais compris (notre illustration). 


C’était le joyau du contenu (par ailleurs médiocre) d’un appartement de l’avenue Foch, déclarait la maison de vente pour tenter de faire mousser l’ensemble (30% des lots restèrent invendus). 

Le portrait faisait l’affiche du catalogue. Son titre, "Odalisque à l’éventail", au relents d’esclavage et de harem, ne peux pas être dû au peintre, qui savait distinguer un éventail d’un chasse-mouche.

 

Et l’histoire n’aurait pas grand intérêt s’il ne rôdait autour de ce tableau un double fantomatique. 


Le 29 janvier 2021 était passé en vente publique, sous le même nom dOdalisque à l’éventail, un portrait de femme orientale au chasse-mouche signé Pinel de Grandchamp, petit tableau de 35,5 par 27 centimètres, avenant mais au style assez banal et sans relief.

Il réapparaissait fin 2024 (ou peut-être avant), rebaptisé "La Belle Orientale" sur le site de la galerie Segoura Fine Art, antiquaire reconnu du marché Biron, aux puces de Saint-Ouen. 

À ce moment était annoncée la vente du 22 janvier chez De Baecque, où on découvrait donc l’autre odalisque à l’éventail, sans doute inconnue auparavant, copie presque conforme de la belle orientale, mais incomparable dans ses dimensions, ses qualités et son réalisme (le visage, la main gauche, la cassette, les ombres). 

Quel tableau a été le modèle de l’autre ?

Le petit, la belle orientale, est sans doute une étude préparatoire, reportée ensuite sur le grand par mise au carreau. Ce dernier mesure 92 par 74 centimètres, 7 fois la surface du petit, mais leurs proportions coïncident exactement (voir l’image animée ci-contre). Le soin plus ou moins consacré aux détails vient de la différence de dimensions. 

Mais le petit pourrait aussi n’être qu’une copie, éventuellement par une autre main. 
Une étude physique approfondie des deux tableaux (avec radiographie) déciderait de leur chronologie. 
 

La Belle Orientale est toujours en vente, "en stock" sur le site de l’antiquaire. Elle a certainement été fort revalorisée par l’envolée des enchères sur sa belle parente, l’Odalisque à l’éventail.

Mise à jour 3 juin 2025 : "L'odalisque à l'éventail", le grand format vendu le 22.01.2025 chez De Baecque, est aujourd'hui sur le marché de l'art, chez Ary Jan sous le nom de "Beauté orientale au sineklik", dont le prix est bien entendu discret. Sineklik signifie en turc "tapette" ou "moustiquaire". 

lundi 25 novembre 2024

Ce monde est disparu (16)

John Koch, Conversation le soir, 1954, esquisse et toile finale.
Vente Sotheby's 20.11.2024, 30k$.

Vous ne connaissez peut-être pas John Koch. On n’entend jamais parler de lui en Europe. L'Encyclopédie en français ne le connait pas. Il a pourtant passé 5 ans à paris.

C’était un peintre américain sans le moindre intérêt pour les mouvements de peinture de son temps (1909-1978). Il gagnait très bien sa vie en réalisant des portraits classiques de familles bourgeoises classiques dans des appartements bourgeois (souvent le sien, une vingtaine de pièces au 10ème étage d’un immeuble prestigieux de Manhattan).  

Chaque objet, sur ses toiles, est soigneusement éclairé, chaque personnage consciencieusement mis en scène, chaque reflet, chaque forme parfaitement placés pour faire joli et accueillant. Bref des tableaux confortables, douillets et sans mystère, ce qu’on aime dans la peinture classique, le plaisir des yeux sans arrière-pensée. 


Le Metropolitan museum de New York possède 5 très beaux Koch, qu’il reproduit à peine, pour raison de copyright, car le pauvre Koch, mort en 1978, devra attendre 2049, voire 2072, pour devenir un peintre incontestable. Pour l’instant il n’est qu’un faiseur de timbres-poste. Il attend discrètement dans les réserves du musée, qui se garde bien de l’exposer.

Heureusement, dans le monde merveilleux du libéralisme économique, l’argent permet de violer n’importe quelle réglementation, et pour allécher le client les salles de vente reproduisent somptueusement les œuvres d’art dans leurs catalogues en ligne (seulement pour une durée limitée avant la vente, bien entendu). 


Koch s'achète surtout chez Sotheby’s à New York (mais aussi Christie's, Bonhams ou Doyle), entre 10 et 30 000$, avec de rares pointes à 300 000$, et un record à presque 700 000$. Ainsi cette belle Conversation nocturne de 1954 en illustration plus haut, accompagnée d’un dessin préparatoire, vient de disparaitre contre 30 000$ (presque autant en euros).


Ci-dessous, quelques reproductions de bonne qualité (illégales encore pendant 25 ans) d’œuvres de Koch passées en ventes publiques dans les 10 à 15 dernières années. Vous noterez que sa peinture, quoique plus subtile, n’est pas si éloignée de celle d’Edward Hopper, mais un Hopper dont la principale préoccupation métaphysique aurait été le choix de la couleur des rideaux. Il faut bien que les gens heureux s’expriment aussi.

 

mercredi 18 septembre 2024

Ce monde est disparu (15)

Du Puigaudeau, Feu d'artifice et kiosque à musique sur le Grand Canal (c.1905)
hst. 100x81cm, marché de l'art. 

À la vue de cette illustration, vous vous dites déjà "Ça y est, la carte postale de Venise maintenant ! La prochaine fois on aura droit à une portée de chatons.N’exagérons pas, mais on ne peut pas toujours parler seulement des artistes qui fréquentent salons à la mode et salles de vente prestigieuses. L’auteur de cette sympathique carte postale est Ferdinand Loyen du Puigaudeau, peintre breton, ou presque. 

Il fut, à l’ouest de la France, près de Nantes, ce qu’Henri Le Sidaner était au nord, en Picardie, à la même époque, de 1890 à 1930, impressionniste tardif pour le style, et pour l’inspiration fasciné par la lumière des crépuscules.
Pour le reste il était son exact contraire ; quand Henri entretenait l'embonpoint naissant du propriétaire dans son grand jardin de Gerberoy, entouré de familiers et d’hydrangéas en fleurs, Ferdinand cuvait dans son manoir en location, au Croisic, dépressif et alcoolique conclut l'article de l’Encyclopédie.

Tous deux exclusivement paysagistes, Le Sidaner et Du Puigaudeau ne pouvaient ignorer le cliché des clichés depuis deux siècles, Venise.
Le Sidaner y passera, après un court séjour en 1892, les deux hivers de 1905 et 1906 et en fera quelques dizaines de tableaux, dont en 1907 "Venise, la sérénade", l’un de ses plus grands (2,5m²), et à date le plus cher (2,1M$). Le succès venu il y retournera et y aura même une salle d’exposition officielle à la Biennale de 1914.
Du Puigaudeau passera 5 mois à Venise, de l’été à l’hiver 1904, en rapportera des dizaines d’esquisses, quelques moyens formats et des ennuis d'argent. Ce tableau en illustrationqui doit disparaitre en vente chez Nice Enchères le 26 septembre prochain, large d’un mètre, soigneusement élaboréa certainement été réalisée de retour en Brière, vers 1905.

C’est un beau Du Puigaudeau classique, un peu doucereux, certainement. L’estimation de 30 à 40 000€ parait faible, une autre imposante vue du Grand canal, où il a également réuni tous les sujets bateaux vénitiens, est partie contre 129 000€ en 2015.

Anecdote, le kiosque à musique illuminé, à droite de l’église San Giorgio Maggiore, cabote sur le Grand Canal dans d’autres tableaux de Du Puigaudeau, ici à la pointe de la Dogana, et ici près de l’église de la Salute. Les notices, étourdies, disent que c’est un manège, certainement parce que le peintre a représenté ainsi beaucoup de manèges dans les fêtes foraines nocturnes de Pont-Aven. Mais on voit mal, vu les forces impliquées, un carrousel tourner autour d’un axe qui flotterait sans être solidement arrimé à la terre ferme, et puis le peintre a soigneusement représenté des musiciens assis - on distingue le manche d’une contrebasse - autour du chef d’orchestre, qui lève même les deux bras pour attirer leur attention sur la version de la Salute.

Du Puigaudeau mourra démuni en 1930. Le Sidaner riche et décoré en 1939. Il avait passé quelques mois en Bretagne, en 1922, pour réaliser une série de tableaux. Au Croisic il était hébergé dans un hôtel avec vue sur le port, à quelques centaines de mètres du manoir de Kervaudu où vivait et peignait alors Du Puigaudeau. On n'a pas trouvé de trace d’une rencontre.

Mise à jour le 3.10.2024 : comme pressenti, le tableau disparaissait à 3 fois l'estimation haute, soit 112 500€.