samedi 1 novembre 2025

Améliorons les chefs-d’œuvre (31)

© Charles M. Schulz 12.1973 partiellement.


Spoiler (prononcer spoïler) signifie "révéler un élément clé d'une intrigue au point de gâcher à autrui l'effet de surprise et le plaisir de la découverte", avoue depuis peu le dictionnaire Larousse.

Et si, avant de découvrir un film dont vous attendiez, aux éloges qu'il a reçus, un grand divertissement, on vous annonçait que les projets du héros échoueront, et qu'il finira au fond d'une marmite d'acide (c'est un exemple) ? Auriez-vous envie de regarder un film dont on vous a déjà révélé l'intrigue censée vous tenir en haleine ? 

En mai 1941 sortait Citizen Kane, premier et légendaire film d'Orson Welles, un de ces récits qui entretiennent le suspense jusqu'à sa fin. Son argument est l'enquête d'un journaliste sur le sens du mot "Rosebud", dernière parole prononcée par un milliardaire mourant.
Les cinéphiles le considèrent depuis 85 ans comme le film le plus génial de l'histoire du cinéma, peut-être moins pour ses péripéties que pour son style. Cependant, indépendamment des délices que procure la mise en forme expressive de chaque scène, une bonne part de l'émotion ressentie vient de l'énigme et du plaisir de la révélation finale, qui illumine rétrospectivement tout le film et clôt la boucle qu'est toute vie humaine.

En décembre 1973 paraissait dans les journaux américains puis du monde entier une planche dessinée par Charles Schulz, auteur planétairement connu des personnages de Peanuts, sur laquelle Lucy van Pelt déclare avoir déjà vu Citizen Kane une dizaine de fois et dévoile en un mot le sens de "Rosebud" à son frère Linus installé devant la télévision, en train de découvrir le film, indigné par cette révélation.

La seule excuse qu'on peut accorder à Schulz pour ce monumental "spoilage", c'est qu'il était devenu quasiment impossible, déjà en 1973, d'ignorer la solution de l'énigme avant de voir le film, tant elle avait été partout dévoilée ; Aujourd'hui, même l'Encyclopédie Wikipedia lâche le morceau à la fin de son article.    
Et encore pourrait-on retirer à Schulz cette excuse : il est évident, à la réaction de colère de Linus, que l'auteur savait parfaitement ce qu'il faisait, quand il aurait suffi d'un petit subterfuge classique dans les bandes dessinées, pour qu'il reste intègre et ne dévoile pas le secret une fois de plus, et dans son cas à des centaines de millions de lecteurs (les personnages de Schulz sont diffusés dans 75 pays, 2500 journaux, à 350 millions de lecteurs dit l'Encyclopédie).



Une simple bulle exprimant l'inexprimé a été superposée et masque le secret révélé par Schulz. La page devient irréprochable, et gagne même en profondeur (dans les deux sens du mot).
© Les ayants droit de Schulz n'ayant pas gagné suffisamment de milliards, la reproduction libre de la planche complète de 8 cases est interdite. 3 cases un peu modifiées restent peut-être dans la limite du droit de citation américain.

Bien sûr, les personnes qui n'auront pas perçu le rôle de la révélation ou n'auront pas été bouleversées vous diront que ça n'est pas bien grave, que ça n'est pas l'essentiel, que le film est fabuleux sans cela. 

Peut-être. Essayez vous-même, si vous ne l'avez jamais vu ; lisez Wikipedia avant de regarder le film puis racontez-nous vos impressions sur ce mystère dont vous aurez connu le secret à l'avance, alors que l'auteur ne le divulgue même pas à ses propres personnages, et que le citoyen Kane l'emporte avec lui dans la tombe. 


Mais attention, à ce jeu non plus, il n'y a pas de retour en arrière.


dimanche 26 octobre 2025

Dans le coffre-fort du musée de Bâle (2 de ?)

Requis à Paris pour une affaire urgente, le fournisseur officieux de Ce Blog en reproductions de peinture suisse (et voisine), nous a contacté samedi 18 octobre au soir pour nous proposer quelques nouvelles reproductions de tableaux provenant des sous-sols du Kunstmuseum de Bâle. 
Vous trouverez jointes ci-dessous les images de cette livraison. Comme à l'habitude vous noterez, dans les commentaires des illustrations, les codes secrets d'inventaire "entre guillemets" qui vous donneront accès, en suivant la procédure décrite en bas de page de notre livraison précédenteaux tableaux entiers en très haute définition, et à leur fiche détaillée [lien d'accès rapide].

Pour votre curiosité, et ça restera entre nous, les prix demandés par notre ravitailleur, très compétitifs, suggèrent sans doute la pression de la concurrence, mais aussi certainement le succès lucratif attendu de certaine affaire récente   
Profitez de cette livraison d'aujourd'hui, il est à craindre que nous n'ayons plus de contact culturel avec la Suisse pendant quelque temps.

Zünd, RobertLa moisson 1859, 160cm, détail. Le Kunstmuseum héberge une très belle série de paysages suisses de ce peintre rare un peu oublié au fond de l'ordre alphabétique. Inv."660"

Koch, J.A.Paysage des bords du Tibre près de Rome avec le Ponte Molle et une fête champêtre 1818, 104.5cm, détail. Inv."394"

Miville, J.C.Vue sur Bâle depuis la carrière de Muttenz, 1808, 95cm, détail. Inv."G 1988.6"

Birmann, SamuelAu bord du lac de Nemi, 1818, 98cm, détail. Inv."710"
Wolf, CasparComposition de paysage avec la ruine d'un château, 1774, 38cm, détail. Le Kunstmuseum possède une très riche collection de dessins, lavis et huiles de Wolf. Inv."650"
Robert, HubertChute d'eau avec un artiste dessinant, 1774, 105.5cm, détail. Inv."G 1976.27"
AltdorferAlbrechtLa résurrection du Christ, 1527,  huile sur parchemin sur bois de tilleul, 34.5cm, détail. Inv."7"
HolbeinHans le jeuneLe Christ au tombeau, 1522, huile et tempera sur panneau de tilleul, 200cm, détail. Inv."318"

lundi 20 octobre 2025

Pour en finir avec l'expo de La Tour

Georges de La Tour, Madeleine pénitente, détail

C'est évident, Georges de La Tour est une des obsessions de Ce Blog. Si vous ne partagez pas cette manie, vous avez récréation aujourd'hui, car nous allons faire, un mois et demi après l'ouverture de l'évènement "Georges de La Tour entre ombre et lumière" au musée Jacquemart-André, un récapitulatif des prévisions et promesses confrontées à la réalité.

Les conditions de visite, l'étroite surface d’exposition, la ruée des visiteurs...

Nous avions estimé, comme habituellement dans ce musée et après quelques expériences affligeantes, la surface d’exposition à 200 mètres carrés, valeur confirmée précisément, et regrettée, par un commissaire de l'exposition dans l'émission "Georges de La Tour Superstar" de la radio publique France-Inter, le 22.09.2025. On relève d'ailleurs, dans cet échange de 23 minutes pourtant enthousiaste et complaisant, les aveux spontanés suivants : 
- Je le confirme, les salles sont bondées, on ne peut pas circuler
- On ne peut pas s’installer devant un tableau
- On ne peut pas méditer parce qu’il y a beaucoup de monde

Le journal Libération précise que l'espace est divisé en 8 petites pièces (donc de 25m² chacune). Il avoue apprécier la promiscuité de la chose qu'il nomme intimité. 

De son côté Le Journal des Arts.fr, dans un article exceptionnellement gratuit intitulé "Un Georges de La Tour ramassé à Jacquemart-André", se sent obligé d'avouer "Comme d’accoutumée, le parcours doit composer avec les espaces étroits du musée, qui nuisent inévitablement au confort de visite", et se rachète en précisant "Mais [...] la répartition des œuvres est bien pensée", et en ne reproduisant que des photos promotionnelles, bien choisies et sans vrai public, fournies par Culturespaces, l'industrie lourde des expériences culturelles.

Le fait de ne pas pouvoir circuler dans une exposition, ni s'arrêter devant un tableau, est donc le critère principal de sa qualité ; puisque le troupeau s'y précipite...

Les règles de sécurité contre les risques d'incendie et de panique dans les établissements recevant du public obligent à une surface minimale par visiteur de 5 m² dans un musée (parfois moins, avec accord de la Commission de sécurité), ce qui autoriserait seulement 40 visiteurs simultanés dans cette exposition ; environ une personne par tableau, ce qui est très éloigné de la description par les témoins du drame qui se joue actuellement au musée Jacquemart. On imagine que la Commission de sécurité a été particulièrement laxiste, ou que la réglementation n'est pas respectée, hypothèse insoutenable quand on sait l'honnêteté et la rigueur des partenaires de l'exposition.
Notez que tous les billets pour visites de luxe par groupes de 15 personnes en semaine de 9h à 10h étaient épuisés dès les premiers jours de l'exposition. 


Les œuvres exposées, la fausse rétrospective, le piège du "Nouveau-né"... 

L'expression abusive "rétrospective De La Tour", entendue dès le début de l'émission radiophonique citée plus haut, présente encore sur la page de l'exposition du site du musée, n'a pas disparu des médias, mais on insiste surtout sur le nombre de tableaux de La Tour réunis, comme Le Journal des arts.fr dans son article de réclame, "l’exposition réunit la moitié de la production connue de l’artiste", ou le catalogue de l'exposition en page 7 : "rassemblant plus de la moitié des œuvres connues de l'artiste, enrichie de pièces issues de son atelier", ou dans la boutique du musée "l'exposition réunit plus de la moitié des œuvres connues de La Tour, dont des pièces rares provenant directement de son atelier", phrase incohérente d'un marchand de soupe qui ignore les sens du mot "atelier".
Le pompon de l'outrance revient à la page de l'exposition déjà citée "Plus de 30 chefs-d’œuvre réunis sur la quarantaine d’œuvres connues de l’artiste". Chaque mot de cette phrase est un mensonge. L'ensemble constitue une imposture, une fraude

Le catalogue détaille les 43 œuvres exposées : 13 sont des gravures (n°6-10, Bellange, Callot) et des toiles d'autres peintres (n°28-35, De Coster, Honthorst, Le Nain, Bigot, Finson...) 
Ainsi 30 œuvres attribuées à (jusqu'aux copies dans le style de) Georges de La Tour sont effectivement exposées.
Quel est leur degré de qualité et d'authenticité ?

Aujourd'hui, variable selon les auteurs, l'œuvre peint de La Tour comprend environ 75 numéros, décomposés très approximativement en :
21 toiles (dont 8 exposées) à l'authenticité indiscutée et jugées comme des chefs-d’œuvre de la maturité
7 toiles (dont 7 exposées) à l'authenticité peu discutée mais œuvres des débuts, moins considérées
12 toiles (dont 9 exposées) à l'authenticité douteuse (de la main du fils Étienne ou d'un soi-disant atelier)
35 toiles (dont 6 exposées) à l'authenticité nulle (copies évidentes ou pastiches)

Notons que les 7 mauvaises copies appartenant à l'ensemble du Christ et des apôtres de la cathédrale d’Albi, pressenties, ne sont heureusement pas exposées, non plus que les deux variantes des "Tricheurs", du Louvre et du Kimbell Art Museum de Fort Worth.
Le catalogue de l'exposition, aux reproductions correctes sans plus, aux textes sans surprise et aux informations parfois approximatives (prétendant par exemple certains tableaux absents de la rétrospective de 1997 alors qu'ils y étaient), est loin de justifier son prix. 

Pour résumer, sur une trentaine d'œuvres authentiques indiscutées de La Tour, Jacquemart en expose une quinzaine, surtout les tableaux diurnes et réalistes du début, nettement moins séduisants, et peu des chefs-d’œuvre nocturnes de la maturité. Très minoritaires, ces derniers sont pourtant les seuls représentés parmi les 6 tableaux de l'animation qui ouvre sur le site la page de l'exposition. L'autre moitié des œuvres exposées est extraite de la bonne quarantaine d'œuvres douteuses voire indéfendables du catalogue de La Tour (pour mémoire, tout musée possesseur d'une œuvre à l'attribution douteuse trouvera grand intérêt à le montrer dans une exposition monographique. La simple citation de sa participation rehaussera automatiquement son pédigrée et son authenticité).

Félicitons malgré tout l'équipe markéting d'Engie-Culturespaces, au moins de trois exploits : avoir convaincu le musée de Rennes d'abandonner pendant plus de 4 mois son tableau légendaire, le fabuleux "Nouveau-né", qui fait inévitablement toutes les affiches et les couvertures, avoir réuni à Paris une bonne part des La Tour disséminés dans les musées de province, et enfin avoir retrouvé l'insaisissable "Christ de Chancelade", copie d'un tableau de l'atelier de Honthorst, que l'auteur de Ce Blog traque sans succès depuis des années (et sans doute pour longtemps encore puisqu'il n'ira pas le voir au 158 boulevard Haussmann).     

Allez, on ne dira plus un mot sur cet évènement en toc, cette exposition qui se maquille en rétrospective en raclant les fonds de tiroir, et qui s'exhibe dans ce luxueux hôtel particulier comme dans un couloir du métro parisien aux heures de pointe. C'est promis !

jeudi 9 octobre 2025

Dans le coffre-fort du musée de Bâle (1 de ?)

Barth, Théodore - Autoportraits aux boules de verre
1944, 56x61 cm, Bâle Kunstmuseum Inv. "G 1977.6"
Peintre suisse habituellement conventionnel, plat et ennuyeux.

Supposez que nous suivions un promeneur sur internet, un quidam, qui aurait pu aussi bien être une promeneuse, mais suivre une passante inconnue, même sur internet, risque d'être mal interprété. 

Notre flâneur se dirige vers le site du musée des arts de Bâle (Basel Kunstmuseum), établissement réputé en Suisse, dans l’encoignure de l’Allemagne et la France.


On le voit pousser une porte, et son visage ébauche une grimace ; il se trouve dans un vaste hall accueillant, moderne, fantaisiste, mais incompréhensible, constellé de choses clignotant pour attirer son attention, alors qu'il ne souhaite que se balader paisiblement dans les pages d'exposition de la collection de peintures du musée, dont on lui a dit le plus grand bien. 

Pour ne pas perdre trop de temps nous tairons le laborieux épisode de sa recherche du mot Collection (Sammlung). Il aura surtout rencontré, presque à chaque page, des panneaux publicitaires au sigle d'UBS (première banque de gestion de fortune au monde, trempée dans les grandes fraudes bancaires du siècle, mais épongée par des amies), et il aura finalement trouvé la fameuse collection après d’infinis détours ; elle était exactement ici.


Mais sur la page, pas d'image ; une sinistre ligne des lettres de l’alphabet suivie d’une liste nue des 25 noms de peintres qui commencent par A jusqu’à AG…, et un petit compteur ironique qui sous-entend que la présente page est suivie de 142 autres, qu’il faudra faire défiler au moyen d’une petite flèche insaisissable.


Notre promeneur est déçu, mais ne renonce pas ; il sait que le musée possède une riche série de tableaux de Hans Holbein le jeune ; alors il appuie hardiment sur la lettre H et fait défiler 6 pages pour atteindre les noms en Ho… 

La première page (sur un total de 20) des œuvres de Holbein fils affiche alors 25 vignettes lilliputiennes de 120 pixels, illisibles. Téméraire, notre explorateur appuie sur la minuscule vignette plate du fameux Christ mort (Der Tote Christus). La page qui s’affiche alors apporte des informations sur l’œuvre et s’orne cette fois d’une petite vignette de 250 pixels. On progresse, se dit notre aventurier, optimiste. 

Il pressent que sa quête sera bientôt récompensée, et presse avec fougue la petite vignette. Une fenêtre surgit qui agrandit nettement l'image du tableau ; elle mesure maintenant 600 pixels, à peine. À ce taux d'expansion - se dit notre héros - il faudra 10 ou 15 étapes avant d’obtenir une reproduction acceptable, comme dans les poupées russes.


Alors las il renonce, tourne le dos, sort du musée, constate que sa façade, dans la réalité, est celle d’un coffre-fort, s’assoit sur un banc au bord du Rhin tout proche, et médite sur la malédiction des musées suisses, qui ne peuvent s'empêcher de dissimuler leurs richesses. 


Notre promeneur n'était qu'un philosophe. Nous aurions plutôt dû suivre un malfaiteur. Dégourdi, il aurait cherché à passer par les caves de l’établissement. Il aurait remarqué au fond de la page descriptive de chaque œuvre une flèche, comme une indication pour y descendre, et aurait découvert au fond d’une page décourageante, après avoir résolu deux énigmes enfantines (les solutions sont "original" et "download for other usage"), le trésor tant convoité : une magnifique reproduction, d’une dimension insensée (24166 × 3596 pixels et 45 mégaoctets), téléchargée automatiquement dans sa musette. Un butin certes un peu lourd mais aisément monnayable sur n’importe quel site sans moralité, comme Ce Blog est Plat.  


Ainsi la chronique d’aujourd’hui présente ci-dessous quelques curiosités, raretés dénichées un peu au hasard dans les souterrains du musée par notre gredin hypothétique. D’autres livraisons suivront, dans quelque temps pour ne pas attirer l’attention des autorités.






Pour d’obscures motifs de secret des affaires les liens vers les pages de chaque tableau ne fonctionnent pas. Pour consulter leur fiche et télécharger une reproduction de qualité il vous faudra remonter à la liste des peintres et exécuter toute la procédure décrite plus haut, ou plus simplement copier le numéro d’inventaire "entre guillemets" et le coller dans la dernière case (Inventar Nr.) de cette page mystérieuse (Suche).


Liste des œuvres reproduites ci-dessus :


Scholz, Georges - Petite ville allemande la nuit, 1923, 100x75cm "G 2010.11


Steenwyck, Harmen
, Nature morte au crâne couvert avec une flute entre les dents, Huile sur bois de chêne, 20x26cm "1373"


Füssli, Johann Heinrich, Ondine reçue chez le couple de pêcheurs, 1821, 63,5x76,4cm "1895"


Birmann, Samuel - Cascade en montagne, 1829, Crayon, stylo, aquarelle, 53,7x43,5cm "Bi.504.17". Que fait le minuscule personnage au centre ?

 

Giron, Charles, Jeunes filles valaisannes avant l’église, 1897, 159x89cm "248"


Stükelberg, Ernst, La tombe, 1891, 86x100cm "602". Hommage discret et original peint à la mort de la sœur du peintre. Le commentaire précise que sa plaque funéraire (donc sa tombe) est en réalité sur le mur du cimetière, au fond, près de la plaque de leur mère.


mercredi 1 octobre 2025

Ce monde est disparu (21)

Le château d'Amboise, d'après William Turner, gravé par WR Smith en 1833 (Tate Gallery)

Le plus grand génie de tous les temps a peut-être été Léonard de Vinci. Beaucoup l'imaginent. Il faut bien admettre que sans lui l’humanité n’aurait jamais connu le sfumato, l’écriture spéculaire, la machine à tailler les limes et peut-être même la ville d’Amboise, puisque c’est dans cette riante localité des bords de Loire que le pronostic vital de l’illustre toscan devenait inutile, le 2 mai 1519. On l’ensevelit dans la collégiale du château.

Trois siècles plus tard, entre 1826 et 1833, le long des rives de la Loire, de Nantes à Orléans, le peintre William Turner esquissait au crayon et à l’aquarelle ses impressions de voyage, qui seront gravées en 1833 dans le recueil Wanderings by the Loire. Sa sensibilité émotive, romantique diront certains, avait exalté sa vision de ces rivages indolents, notamment dans sa vue du château d’Amboise (ill. plus haut), qui impressionnera fort John Ruskin. 
Car si Turner, canotant au pied du château d’Amboise, s’est un peu laissé aller à doubler l’altitude réelle de l’édifice, Ruskin, héritier de riches marchands d’alcool, écrivain, théoricien, chrétien, professeur, graphiste, aquarelliste parcimonieux, critique d’art, dilettante, mécène, puritain, passionné d’architecture, romantique et défenseur des préraphaélites, et de Turner à qui il acheta nombre d’aquarelles et dont il sera l’exécuteur testamentaire, bref Ruskin, grand voyageur également, suivant au début de la décennie 1840 certains itinéraires de Turner, représentera le même château en doublant, voire triplant l’altitude du monument déjà doublée par Turner et le diamètre de la Lune ; sur son aquarelle (ill. plus bas) on s’attend à voir surgir de l’horizon à tout moment une horde chevauchante de walkyries bavaroises surarmées, accompagnées de la tonitruante musique appropriée. 

20 ans plus tard, en 1863, Arsène Houssaye, écrivain, homme de presse, inspecteur général des beaux-arts, entreprendra des fouilles au château dans l’intention de retrouver les restes de Léonard généreusement éparpillés en 1808 par les grands travaux du sénateur Ducos. Évidemment il les découvrira. On discute encore la rigueur de sa démarche, et rien n’assure que les restes rassemblés aujourd'hui dans la chapelle Saint-Hubert, au faite de ce promontoire qui pour Ruskin tutoyait les nuages, sont bien ceux de Léonard. Qu'importe, chaque époque a la vérité qu'elle se confectionne.

Eh bien cette jolie aquarelle d'un château d'Amboise irréel, d’un pâle indigo, haute de 44 centimètres, vient d’être moyennement appréciée dans une vente chez Christie’s en juillet à Londres. Elle a disparu du bout des lèvres, en dessous de l’estimation basse, mais tout de même contre 34 000$, après conversion. 



Le château d'Amboise, aquarelle de John Ruskin, vers 1841
(marché de l'art 2025)