dimanche 6 avril 2025

Invendus (6)

Le chiffre d’affaires des maisons d’enchères aurait baissé de 26% entre 2023 et 2024, alors qu’il avait retrouvé un peu de vigueur après la pandémie. Cependant le nombre d’invendus a peu progressé, à peine 2,4%. C’est dommage.
 
Car s’il est un domaine du commerce où l’amateur peut se réjouir de l’existence des invendus, c’est bien celui des ventes d’objets d’art aux enchères. Il aura pu, non seulement approcher les œuvres de près, les admirer, les photographier, les toucher même, et engranger de belles reproductions fournies par les maisons de vente, mais il aura aussi toutes les chances de les revoir mises en vente quelques mois plus tard ; alors que les œuvres qui auront trouvé acquéreur disparaitront le plus souvent pour longtemps dans un coffre, un appartement privé, les réserves d’un musée ou la zone franche d’un paradis fiscal. 

Admirons donc encore quelques récents échecs des maisons de vente. 
Hélas elles effacent souvent de leur site les traces de leurs revers, d’où la nécessité d’une chronique des invendus plus sérieuse que celle de Ce Blog. (Pour les invendus déjà évoqués ici, cherchez le mot "invendu" ou le mot-clef "invendus"). 


Aagaard, Carl Frederic : Rochers dans un champ, Allinge, ile de Bornholm, Danemark, 1887, huile 106×188 cm (Vente Bruun juin 2024, estimation 20k$, invendu)


Aagaard, paysagiste danois, connut succès et récompenses dans son pays entre 1855 et 1895. On le dit moins talentueux que son professeur, Christian Skovgaard, ce qui resterait à démontrer, à la vue de certains paysages de l’élève. Et il a l’avantage non négligeable sur Skovgaard d’être un des premiers peintres de tous les temps grâce à l’ordre alphabétique. La reproduction ci-dessus n’est pas d’un qualité extraordinaire mais quelques détails plus lisibles sont disponibles : le petit troupeau et le rocher à gauche, les femmes et le rocher au centre, les faucheurs et le champ à droite.

Rappelons pour qui souhaiterait voir un panorama presque continu de 500 paysages danois du 19ème siècle que Wikimedia propose ça dans l’infinité de ses ressources.


Bellotto Bernardo : Rome, vue du Colisée et de l’arc de Constantin, après 1740 d’après un dessin de 1720 de Canaletto (son oncle), huile 61x98 cm (Vente Sotheby’s mai 2023, estimation 800k$, invendu)

On notera les croix au sommet du Colisée, car il appartenait depuis des siècles au Vatican qui y avait construit une église, y représentait des passions, et en même temps le vendait pierre par pierre pour construire une basilique et de nombreux palais alentour. 
Aujourd’hui l’endroit est envahi par tant de touristes que la visite est limitée à 75 minutes, à 3400 visiteurs simultanés par heure, soit 30 000 par jour. Résultat, plus de 12 millions en 2024, 33% de plus que le Louvre.


Cornelis de Heem : Nature morte de pêches et de cerises sur un plateau avec d'autres fruits, noix et tournesols, huile sur toile 57x75 cm, signé sur l’entablement à gauche (Vente Lempertz, estimation 165k€, invendu en novembre 2023, vendu 202k€ avec frais en mai 2024)

Fils et digne élève du célèbre peintre de natures mortes Jan Davidsz de Heem - qui peignit, au 17ème siècle pendant une soixantaine d’année, des montagnes de fleurs, de fruits et d’insectes, quelques crânes et divers homards - Cornelis poursuivit dans la même veine avec une virtuosité parfois égale. D’ailleurs le tableau ci-dessus n’est pas resté longtemps invendu. Boudé en novembre 2023, il disparaissait sans faire d’histoire au prix de l’estimation dans la vente suivante en mai 2024.
Cornelis eut un fils, David Cornelisz, qui, moins doué, se chargera de clore la tradition familiale des natures mortes. C'était la quatrième génération.

dimanche 30 mars 2025

La culture en supermarché

Le boulanger d’Eekloo, d’après van Dalem ou van Wechelen, c.1600 (coll. privée ?). Il existe une dizaine de versions de cette prétendue légende du boulanger d'Eekloo. La réalité était plus prosaïque : on expérimentait alors aux Pays-Bas les premiers supermarchés. L’organisation n’en était pas optimale et les spécialités étaient parfois confondues, primeur, perruquier, boulanger, charcutier.   


"Donner l’accès à la culture partout et pour tous" : c’est la rengaine de la ministre temporaire de la Culture. Autrement dit démocratiser la culture.


Comme les ministres qui l’ont précédée, on l’aura informée sur ces enfilades de salles du musée du Louvre où les surveillants sont plus nombreux que le public, quand au même moment on refuse l’entrée au 30 001ème visiteur du jour, parce qu’au premier étage de l’aile Denon, le 30 000ème tente de se frayer un passage dans la salle 711. Ce sont les consignes. 

Quand l’un des objectifs du ministère est de rentabiliser ce vieux patrimoine dont elle a la charge, on comprend que la ministre y voie une sorte de gaspillage. 

 

Le projet de la présidente actuelle du Louvre - isoler l’encombrante Joconde dans un circuit distinct, avec sa propre entrée, son propre tarif, et ainsi espérer satisfaire l’ambition à peine voilée de passer de 9 à 12 millions de visites par an - demandera des années de travaux et n’augmentera sans doute pas sensiblement  les visites dans les salles habituellement délaissées du musée. Parmi une population, la part qui s’intéresse aux choses du passé semble modérée et stable ; il suffit de compulser les statistiques de fréquentation des musées (on ne parle pas des expositions temporaires, qui attirent le public en proportion de la quantité de publicité mise en œuvre, quel que soit le sujet).


Mais voilà, quand on est ministre, ou quand on préside un musée, on croit encore que si les gens ne se pressent pas pour admirer les choses et les lieux qui ont imprégné notre propre vie, la culture officielle, c'est que leur méconnaissance et leur condition modeste les en empêchent, mais qu’ils en rêvent. 

Aussi, après d’incalculables réunions dépensées auprès de cabinets de conseil en stratégie, est né le projet "J’habite au Louvre" devenu en 2025 "Le Louvre au centre". Titres évocateurs et attractifs, puissance du marketing !

D'abord partenariat à Lille en 2022 entre le Louvre et URW, groupe immobilier qui possède des dizaines de centres commerciaux, puis fin 2024 à Villeneuve-la-garenne avec la présidente du musée en représentante de commerce, l'opération aura été récupérée par la ministre de la culture.


Ainsi au long de 2025, 6 centres commerciaux de la société URW, à Rosny-sous-bois, Dijon, Lyon, Paris, Rennes et enfin Lille, recevront, pour environ un semaine, 22 chefs-d’œuvre du musée du Louvre accompagnés d’un personnel d’animation et d'un dispositif d'appareils ludiques mais culturels, baby-foot culturel, boite à selfie culturel…


La liste des œuvres exposées n’est pas connue mais on remarquera sur les vidéos quelques locomotives du musée : la Joconde (ça alors !), la grande odalisque d’Ingres et son cadre d’une remarquable laideur, le Scribe accroupi, et des noms moins connus mais académiques et très tendance, comme Vigée-Lebrun, Flandrin, Benoist.

Levons tout doute afin d’éviter la déconvenue d’un public pointilleux : les peintures sont en réalité des photographies et les marbres sont en plastique.


Mais déambuler derrière un caddie plein des provisions hebdomadaires, parmi les posters de merveilles de l’histoire de l’art choisies spécialement pour nous, abandonner en toute sécurité les enfants à la garderie érudite du musée, pendant qu'on musarde dans le rayon des fruits et légumes, y a-t-il approche plus démocratique de la culture ? 


Et c'est bien la faute des dictionnaires si le mot vulgariser est proche synonyme de démocratiser, et synonyme exact de trivialiser.


dimanche 23 mars 2025

Dublin l'inaccessible (3 de 3)


BALADE DANS LA GALERIE NATIONALE D'IRLANDE


Chapitre 3 : Les curiosités

À voir chapitre 1 : Avant-propos & Les peintres fameux.

À voir chapitre 2 : Les peintres qui méritent mieux.



Domenicus van Wijnen (dit Ascanius) : Tentations de saint Antoine (1680s, 70cm). Peintre étrange aux visions apocalyptiques dont on ne connait presque rien et 12 tableaux pratiquement invisibles, rarement et mal reproduits. Les seules images acceptables sont une délicieuse scène de sorcellerie autour d’un chat (en vente chez Sotheby's en 2016), et ce tableau de Dublin. Un polyptyque de la création du monde de van Wijnen, digne des délires d’un Salvador Dalí trois siècles auparavant, est parait-il conservé au palais Pavlovsk, près de Saint Pétersbourg, mais n’est connu sur internet que par une image frustrante.


Suiveur de Jérôme Bosch : Descente dans les limbes (c.1560, 36cm). Serait une copie d’époque d’un original de Bosch documenté par van Mander en 1604. Le Christ fait une tournée électorale en enfer à l'abri dans une capsule spatio-temporelle.


Pedro del Valle : Jael et Sisera (c.1620, 134cm). Une jeune dame explique à un vieillard emprunté dans une armure rutilante comment on utilise un marteau et quel est l’emplacement idéal pour planter un clou. Futée, elle avait probablement lu le révoltant et indispensable "Femmes invisibles" de C. Criado Perez.


Rembrandt : Scène d'intérieur (c.1628, 27cm). On ne sait pas clairement ce que représente cette scène de genre : longtemps titrée "Jeu de la main chaude" elle représenterait plutôt une querelle. Œuvre des débuts du peintre à Leyde, le tableau n’a été attribué "définitivement" à Rembrandt qu’en 2001.


Wolfgang Heimbach Repas du soir (c.1637, 38cm). Peintre spécialisé dans les effets de lumière curieux - l'ombre du gobelet sur le visage de l'homme - et les scènes originales : cette jeune fille au turban ou cette superbe nature morte observée du musée de Kassel. Notez qu'il y a un 4ème personnage dans le tableau de Dublin.


Gainsborough : Paysage du Suffolk (c.1746, 61cm). Le peintre est surtout renommé à Dublin pour son beau portrait maniéré de la duchesse de Cumberland. On peut lui préférer la simplicité de ce paysage, œuvre de jeunesse inspirée par l'esprit des peintres hollandais qu'il copiait et restaurait alors.

***

Terminons cette balade irlandaise par quelques vues du paysage autour de Lucan house, peintes par Thomas Roberts, aimable et talentueux peintre irlandais. Cette petite portion de l'Irlande d'à peine 30 hectares à 18km seulement de la National Gallery de Dublin, aujourd'hui entourée de lotissements, fait son possible depuis 250 ans pour ressembler à son idéal de 1774. Pour combien de temps encore ?




 (descriptions : Vue 1vue 2vue 3)

mercredi 19 mars 2025

Dublin l'inaccessible (2 de 3)


BALADE DANS LA GALERIE NATIONALE D'IRLANDE


Chapitre 2 : Les peintres qui méritent mieux

À voir chapitre 1 : Avant-propos & Les peintres fameux.

À voir chapitre 3 : Les curiosités.



James Arthur O'connor : Les braconniers (1835, 71cm)L’effet de clair de lune à la limite des nuages est assez réussi. Le musée héberge une série d’autres paysages d’O’connor, entre romantisme et sobriété. Ont peut aimer.


Mattia Preti : La décollation de Jean-Baptiste (vers 1640, 135cm). Tableau exceptionnel par la force expressive de la scène comparée au peu de moyens utilisés. Un fond brun uni et quelques coups de pinceau noir dessinent le portrait à gauche et le soldat. Héritier de Caravage, le ténébrisme de Preti est souvent trop ténébreux, mais il lui arrive de dépasser son maitre souvent trop emphatique, comme ici dans cette scène dépouillée qui décrit l’instant d’avant l’évènement. Il se rattrapera dans un beau festin d’Hérode et Salomé moins original, cette fois après l’évènement, aujourd'hui au musée de Toledo USA.


Adam de Coster : Homme chantant à la bougie (vers 1630, 124cm). Étonnant peintre anversois de scènes à la bougie, plutôt traditionnelles au 17ème siècle, mais dont les portraits sont toujours finement expressifs et les visages raffinés (ici, ici et ). Il y a longtemps que Ce Blog aurait dû lui consacrer une chronique.


Jan de Bray : Portrait de deux garçons (vers 1652, 36cm). Portraitiste remarquable. Qu'ajouter ? Rien, sinon que certains de ses portraits sont exceptionnels, comme celui-ci.


Raeburn, Henry : Portrait of Sir John and Lady Clerk of Penicuik (1791, 206cm). Très grand portraitiste, parfois très original, Raeburn n’est pas méconnu, c’est même un des plus renommés des grands portraitistes anglais, mais ce tableau de Dublin, peut-être le plus touchant de ses portraits, n’est quasiment jamais proposé par les moteurs de recherche.


Gale, Martin : Over and above © Martin Gale (2017, 110cm). Peintre contemporain né en 1949, consacré essentiellement au paysage qui l'entoure, irlandais donc.

dimanche 16 mars 2025

Dublin l’inaccessible (1 de 3)


AVANT-PROPOS : 

Les Irlandais ne sont pas rancuniers. Ils exposent à Dublin, dans le plus grand de leurs musées, la National Gallery of Ireland, un tableau représentant le soldat Cromwell s’appropriant les pouvoirs du roi Charles 1er, qu’il fera bientôt raccourcir, sur plus de 4 mètres carrés. Quelques mois après cette scène (peinte près de deux siècles plus tard par l’irlandais Daniel Maclise), le nouveau patron de l’Angleterre, un peu rigoriste et désireux d’embêter quelques catholiques irlandais, éliminait par mégarde, et par les armes, entre un quart et un tiers de la population de l’Irlande, plus efficace que la peste dans ses meilleures années. L’image ne flatte pas le soudard, c’est entendu, mais des portraits de Staline trônent-ils encore dans les musées des capitales soumises par l’ancienne Union soviétique ? Après tout, peut-être.

Le musée irlandais expose incontestablement beaucoup d’autres choses passionnantes, des œuvres des peintres européens les plus fameux, Velázquez, Rembrandt, Vermeer, Goya, Caravage, et nombre de curiosités méconnues, de raretés.  
Sur le site du musée, le catalogue des 13 481 objets conservés est bien fait, les fonctions de recherche riches et les filtres simples d’emploi. Tout serait parfait s’il n’y avait le problème des images : beaucoup sont manquantes, ou en noir et blanc, ou médiocres, ou datées ; la fonction de zoom est déficiente sur la majorité des reproductions ; enfin, même quand le site est en ligne, la base de donnée des collections est fréquemment, quasi quotidiennement, inaccessible ! 
Sinon tout va bien.
Ah si, aucun téléchargement n’est autorisé. C’est d’autant plus frustrant que le site contient des reproductions (masquées) de qualité très acceptable (3000 pixels) mais qu’il n’est pas capable d'afficher correctement et que seules certaines extensions pour navigateurs sur internet [Download all images], ou certains sites dédiés [Image Extractor], sont capables de télécharger. Mais leur mode d’emploi est laborieux.

Aussi exposerons-nous ici-même, dans de bien meilleures conditions que sur le site du musée, dans une balade à Dublin en trois épisodes, un florilège de quelques tableaux parmi les plus intéressants et originaux de la National Gallery of Ireland (et cette série reposera un peu la rédaction du blog, et le lectorat)Chaque image sera légèrement commentée et un lien conduira au descriptif détaillé sur le site du musée (ce lien pourra parfois faillir, vu l’administration erratique du site irlandais). 

 ***

BALADE DANS LA GALERIE NATIONALE D'IRLANDE


Chapitre 1 : Les peintres fameux

À voir Chapitre 2 : Les peintres qui méritent mieux. 

À voir Chapitre 3 : Les curiosités.



Georges de La Tour : Découverte du corps de saint Alexis (vers 1650, 143cm). Serait une bonne copie d’un (merveilleux) original perdu de La Tour, peut-être de la main de son fils Étienne. Un autre belle copie connue est au musée de Nancy, fermé pour travaux, donc invisible pour des années (et dont les reproductions disponibles ont toujours été lamentables).


VelázquezServante en cuisine (1618, 118cm). L’Art Institute de Chicago détient une copie quasiment conforme de ce tableau, également attribuée à Velázquez, mais sans la fenêtre avec la scène du Christ et des apôtres, à gauche, découverte et restaurée en 1933 sur la version de Dublin. Chicago dans sa description, très informée, souligne que la servante est une esclave africaine et précise que le peintre était esclavagiste (enslaver), comme tout Séville à l’époque.


Goya : Le songe (vers 1800, 76cm). Encore un tableau troublant de Goya. Il est vrai que c’était un peu sa spécialité.


Caillebotte : Canal près de Naples (vers 1872, 60cm). Il y a quelques années Caillebotte aurait été dans la catégorie des peintres "qui méritent mieux". On l’a redécouvert depuis, même au musée d’Orsay, au point de le servir maintenant à toutes les sauces. C'est entre le banal et l’inopiné qu'il excellait.


Vermeer : Femme rédigeant une lettre (1670, 71cm). Dans ses scènes de genre, Vermeer semble tenter de nous raconter une histoire, mais rarement jusqu'au bout. Ici une servante attend qu'une lettre soit rédigée, on ne sait pas pourquoi le matériel à cacheter est au sol, en évidence. Et à côté, est-ce une lettre froissée ? On n'oubliera pas sa liseuse du musée de Dresde dont le nettoyage récent a gâché définitivement tout le mystère en révélant au mur un gros angelot gonflable censé personnifier l’amour. 
Le musée de Dublin avait prêté ce Vermeer et ses deux splendides Gabriel Metsu pour l’exposition "Vermeer et la peinture de genre", au Louvre, puis à Dublin et Washington, en 2017
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Caravage : Arrestation du Christ (1602, 170cm). Tableau découvert en 1990 à Dublin à 3 minutes de la National Gallery. C'est peut-être l’original. Quelques copies étaient connues, dont une volée au musée d'Odessa en Ukraine en 2008, revendiquée comme l'originale, et actuellement à Berlin pour restauration et affaire judiciaire. La plupart des photos sur internet, dont celle du musée, sont catastrophiques.