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dimanche 25 avril 2021

Vous reprendrez bien un peu de plutonium ?

Alors que les pages « Sport et culture » des médias sont sous assistance respiratoire depuis plus d’un an, éclipsées par les sujets médicaux, profitons de cet engouement pour parler « Sociologie et salubrité publique ».

Tous les ans au printemps reviennent en mémoire les pétales de cerisier flottant comme des cendres sur les ruines de la région de Fukushima, au Japon. On aura dit ici-même beaucoup de bêtises depuis 2011 sur le drame de la centrale de Fukushima, alors que les autorités nucléaires mondiales, guidées par l’infaillible expertise française, claironnent qu’on peut fêter fièrement son 10ème anniversaire, parce qu’elle n’a quasiment pas fait de morts, et parce qu’elle nous aura appris tant de choses sur la résilience (1) de notre espèce, et sur les méthodes de gestion d’un désastre humain, expérimentées ici dans le vif.

(1) Très en vogue depuis une vingtaine d’année, ce mot savant, venu de la physique de la résistance des matériaux aux chocs violents, signifie simplement que la population s’est malgré tout adaptée à un taux élevé de contamination radioactive éparpillée un peu partout, et a su jusqu’à présent et en grande majorité en réchapper. On dit alors que la population est résiliente [comprendre résignée].
  
Dans la riante vallée de la Loire près de Gien, la centrale de Dampierre fête 41 ans sans accident nucléaire (connu). Gougueule Street view, à la demande récente du gouvernement français, assure avec une vraisemblance très relative que la centrale n’existe pas, où peut-être veut-on seulement cacher par pudeur les stigmates de la vétusté qui défigurent sans doute déjà le site.
 
Qu’avons nous appris depuis Fukushima ?
 
Relisons les grands articles de Cécile Anasuma-Brice, sociologue vivant au Japon, ou les rapports d’associations spécialisées comme l’ACRO, qui vient de publier un bilan chiffré (à lire seulement si vous êtes atteints d’un optimisme à toute épreuve, ou si vous avez perdu tout espoir dans l’Humanité).

Nous avons appris qu’au lieu de définir la zone sanitaire d’évacuation de la population en fonction du risque de contamination, il était plus pertinent de la définir en fonction du risque économique de gestion de la catastrophe. Quand l’évacuation devient ruineuse, il est plus simple d’augmenter sur le papier la quantité d’irradiation acceptable pour un humain, ce qui réduit automatiquement les dimensions de la zone à évacuer.
Grâce à Fukushima, la norme internationale a ainsi été multipliée par 20 (et 100 en cas d’accident nucléaire). On notera que la variabilité locale et temporelle de la radioactivité, dans un paysage, est si importante - il suffit parfois de se déplacer de quelques mètres - que toute mesure fiable est impossible, laissant ainsi une bonne latitude aux statistiques des organes de contrôle.

Nous avons également appris qu’après avoir amoncelé la terre radioactive dans des millions de sacs de plastique éparpillés sur le territoire (qu’on utilise maintenant dans la voirie - ils se sont mis à fuir) et avoir constaté que les ruissellements de la montagne et des forêts défaisaient en permanence le travail de décontamination, il était plus efficace de se focaliser sur la diffusion de l’information.
Il a suffi de supprimer petit à petit, dans les lieux publics, l’affichage en temps réel du niveau de radioactivité, de lancer une campagne d’information sur les bienfaits du retour sans risque des habitants (avec néanmoins de strictes consignes sanitaires sur les produits à ne pas consommer et les lieux à éviter), et de promettre la reprise économique de la région en y organisant par exemple certaines épreuves des jeux olympiques (idée qui semble abandonnée depuis).

Nous avons appris qu’une simple astuce administrative pouvait faire revenir dans la région une population incrédule et rétive, ce qu’a fait le Japon en 2017, en interrompant les subventions au logement attribuées depuis 2011 aux exilés, mais en l’accompagnant de programmes pédagogiques destinés à leur apprendre à « gérer le quotidien dans un environnement contaminé ».

Enfin nous savons maintenant que les mauvaises nouvelles, quand elles sont prévues de longue date et inévitables, gagnent à être ressassées dès le début et progressivement, pour une bonne acceptation par les populations. Prenons l’exemple des immenses réservoirs d’eau contaminée pour le refroidissement des réacteurs en fusion, qu’on a additionnés jour après jour jusqu’à ce qu’il y en ait 1000, et plus de place autour de la centrale. La population et les pays voisins ont eu le temps de comprendre, sinon d’accepter, qu’on ne se débarrasserait de ce milliard de litres d’eau, qui risquent de se répandre dans les terres par accident, fuites, tremblement de terre (2), qu’en les jetant à la mer, où ils se dilueront dans une proportion si faible que les poissons les plus rebelles ne protesteront même pas, affirment les experts de la société d’électricité (3).

(2) Arguments spécieux, le véritable motif étant que cette vidange doit laisser la place libre aux milliards de litres suivants, et ce pendant au moins un siècle, disent les pessimistes.
(3) À propos d'information du public sur les rejets, rappelons le 2ème accident nucléaire français, à Saint-Laurent-des-Eaux, le 13.03.80, avec début de fusion du cœur du réacteur et rejets radioactifs [lire le rapport ministériel de 2016], notamment de plutonium dans la Loire, pendant 5 ans sans que les riverains n'en aient étés clairement informés « C'était pour ne pas créer de panique. Il faut être responsable ! » se défend le président d’honneur d’Électricité De France en 2015 dans le reportage Nucléaire la politique du mensonge.

En résumé, nous aurons retenu qu’en changeant de point de vue et en analysant la situation non plus sous un angle défaitiste, mais avec sang-froid et rigueur, tout problème a sa solution économique.
D’ailleurs le gouvernement français, toujours prompt à mettre en œuvre les préceptes innovants, vient de décider la prolongation de 10 ans de la « durée de vie » de son parc de centrales, répondant ainsi aux propos alarmistes du responsable de l’ASN en 2013 (4) par une maitrise désinhibée du risque nucléaire.

(4) Le président de l’Autorité de sureté nucléaire (ASN), P.F. Chevet, déclarait à l’Assemblée nationale le 30.05.2013 « Nous disons clairement, depuis un certain temps déjà, pas seulement à la suite de Fukushima, que l’accident est possible en France, et qu’il faut donc se préparer à ce type de situation, y compris à des crises importantes et longues. »

vendredi 7 avril 2017

L'éternel hiver de Fukushima

Dampierre, la centrale nucléaire près de chez vous. 

Le printemps est de retour. Le bord des routes est ponctué de cerisiers et de pommiers en fleurs. Les journaux, quand on les lit un peu vite, ou seulement les titres, diffusent de bonnes nouvelles du Japon. Les habitants de la région de Fukushima sont maintenant autorisés à revenir sur une grande partie des lieux évacués lors de la catastrophe nucléaire de 2011. On pourra bientôt oublier cette tragédie.

Pour prolonger un peu la douceur de cette information, on écoute « Les années lumière », la plus agréable et fiable (*) des émissions de popularisation scientifique en langue française, disponible en balado-diffusion, et qui se penche justement, le 26 mars, sur le retour des exilés de Fukushima. [écouter les minutes 61 à 78

Mais la sociologue interrogée par Yanick Villedieu, Cécile Asanuma-Brice, semble décidée à contrarier l’optimisme officiel.

Elle nous apprend qu’en réalité le nouveau gouvernement japonais, favorable au nucléaire, contraint les habitants à revenir en leur supprimant toutes les subventions au logement attribuées depuis l’évacuation, que toute vie sur place est déraisonnable, qu’il n’y a plus de commerces, de réseaux, de services, que des millions de sacs de terre et de végétaux contaminés sont répartis sur 115 000 sites, qu’il est interdit d’aller en forêt, dans la montagne, au bord des rivières, dans tous ces endroits qui ne peuvent pas être décontaminés, qu’il est déconseillé de manger nombre de produits comme les champignons, les choux, les épinards, et tous les animaux qui les mangent.

Et si cela ne suffisait pas, la sociologue nous avertit que la question n’est pas seulement régionale, mais que Fukushima reçoit, chaque année depuis le drame, des colloques d’experts et d’organismes internationaux qui, constatant qu’évacuer la population était trop couteux, se sont entendus pour multiplier par 20 les seuils de radiations acceptés pour un être humain (qui sont désormais internationalement - directive de l’UE en 2014 - de 20 millisieverts par an), et pour les multiplier par 100 en cas de crise comme l’explosion d’une centrale nucléaire, ce qui réduira dorénavant considérablement la surface des zones dites inhabitables.
Tout cela, elle le détaille également sur son blog

« Fukushima est devenu un terrain d’entrainement pour la gestion du prochain accident nucléaire où qu’il soit », dit-elle. En 17 minutes, madame Asanuma-Brice aura empoisonné notre printemps.

Dehors il s’est mis à pleuvoir.


(*) Mise à jour 25.12.2017 : hélas, la retraite de l'animateur en juillet 2017 a marqué un virage vers une émission de papotages confite dans les bons sentiments et centrée sur l'écologie et l'enseignement de la science.

dimanche 12 juillet 2015

Les poissons, c'est le mal !

Pieter Brueghel l’ancien, la chute des anges rebelles, 1562, détail (Bruxelles Musée des beaux-arts)

L’Internet frissonne depuis quelques jours d’un scandale de l’iconoclasme. Et c’est le commandant Cousteau, référence aquatique des protecteurs de la nature, record de la longévité parmi les idoles des Français, qui est profané.
Il est sali par un certain Gérard Mordillat, personne au louche passé communiste (il aurait à 4 ans admiré Staline et à 7 ans soutenu l’écrasement de l’insurrection hongroise à Budapest), et surtout écrivain membre de l’équipe des « Papous dans la tête » de la radio France Culture, une collection de personnages sans moralité dès qu’il s’agit de faire un jeu de mots, tous les dimanches à partir de 12h45 (les samedis à 20h depuis le 2 septembre 2017).

Mordillat vient de revoir le film culte de tous les admirateurs de la nature depuis 60 ans, « Le monde du silence », réalisé par Louis Malle et Cousteau. Rappelons que c’est un documentaire, couvert de récompenses, qui a sensibilisé plusieurs générations à la mer et ses merveilles, et suscité des vocations planétaires.

Et Mordillat en fait une chronique de 5 minutes dans l’émission « Là-bas si j’y suis » du 11 juin 2015. Il a surtout ressenti un profonde nausée devant la majorité des scènes du film (il le démontre par des extraits) et se dit stupéfait de l’aveuglement des spectateurs de l’époque (dont lui-même), car il n’y a rien dans ce film que des manières de conquistadors envers les animaux marins, des plaisanteries douteuses, des harcèlements, jusqu’au massacre méthodique (1).
On peut résumer l’atmosphère du film à cette déclaration de Cousteau qui commente l’explosion d’un massif de coraux à la dynamite par des biologistes « C’est un acte de vandalisme mais c’est la seule méthode qui permette de faire le recensement de toutes les espèces vivantes ». C’est juste, pour compter les vivants il vaut mieux qu’ils soient morts.

Depuis, Mordillat est largement couvert de mépris et d’injures dans les commentaires des sites qui ont relayé sa chronique. On le qualifie d’inconnu minable, il ferait sa propre publicité en déboulonnant la statue d'un géant qui a ouvert les yeux des générations sur la fragilité de la planète, à quoi un commentaire ironise « C’est bien connu, l’océan va beaucoup mieux depuis qu’il a été exploré par Cousteau ».

Il faut dire que les arguments opposés à Mordillat ne semblent pas très sérieux.
Par exemple on lui affirme que la vision et le comportement de Cousteau ont beaucoup évolué depuis le film. Pourtant la relation d’un incident dans la baie du Saint-Laurent en 1999 montre que les méthodes de colonisateur de l’équipe Cousteau sont restées les mêmes à 45 ans de distance.

On objecte également à Mordillat que les mentalités ont changé et qu’on ne peut pas juger aujourd’hui des pratiques d’il y a 60 ans qui n’étaient pas choquantes alors.
Pourtant il n’est pas le premier à s’être indigné de la gloire d’un film si barbare. En 2011 un roboratif blog sur le cinéma (hélas éteint depuis 3 ans), Mauvaises langues, en avait fait une longue critique désabusée et définitive. Et déjà, en 1995, un article saignant de M.D Lelièvre dans Libération « L'homme qui grenouille » avait étrillé le film et crucifié l'explorateur.
Et on pourrait remonter le temps, on trouvera toujours des spectateurs horrifiés, comme il y a toujours eu des adversaires de la torture, de la corrida, de l’esclavage ou de la peine de mort, et de l’autre côté des partisans des mêmes plaisirs, armés de bonnes intentions.

Finalement il ne s’agit pas de juger une époque révolue, chose sans intérêt, mais de déconseiller au lecteur sensible une œuvre par ailleurs tant louée qu’elle pourrait lui faire croire que de telles mœurs sont naturelles, et de l’alerter sur un film qui aurait mieux fait de rester dans le monde du silence.

Mise à jour du 31 décembre 2021 : depuis quelques années quelqu’un de bien intentionné a bloqué le film et les commentaires sur Youtube en France. Mais l'adresse URL du film ne change pas. Le lien de la note (1) conduit bien vers la 46ème minute du film, si vous avez eu la bonne idée d'utiliser un VPN et de lui demander de vous situer hors de France.

***
(1) Attardons-nous par exemple sur la scène des cachalots (46’40’’). L’équipage, qui s’ennuie depuis des jours, repère des cachalots, les rattrape, essaie d’en harponner puis les poursuit. Les animaux sont peu méfiants. Une manœuvre du bateau (48’45’’) le fait heurter un adulte qu’il blesse. L’étrave du bateau est faussée. À l’appel de détresse du blessé arrivent de partout des groupes de cachalots. Au lieu de couper les moteurs et de laisser fuir les animaux Cousteau veut les poursuivre encore. Un bébé cachalot de 6 mètres est alors déchiqueté par les hélices du bateau (50’00’’). Le moteur stoppe automatiquement. Cousteau demande de le relancer. On abrège les souffrances du cachalot à coups de harpons inutiles, puis d’une balle dans la tête (52’13’’). La mer est rouge vif.

L’histoire n’est pas terminée. Suit une envolée d’amour de la nature qui finira en massacre de requins à coups de massue sur le pont du navire, commenté ainsi par Cousteau « Rien ne peut retenir une haine ancestrale » (56’08’’). Sommet d’intelligence humaine cette scène à certainement justifié la palme d’or du festival de Cannes décernée au reportage en 1956 par un jury qui s'est peut-être cru dans une habile fiction.

Pieter Brueghel l’ancien, la chute des anges rebelles, 1562, détail (Bruxelles Musée des beaux-arts)

dimanche 30 septembre 2012

La vie des cimetières (45)

Un jour, dans l'interminable odyssée de l'espèce humaine, les liens sociaux et affectifs s'étant peu à peu renforcés, quelqu'un refusa qu'un parent fraichement mort soit abandonné aux animaux nécrophages ou dégusté par le groupe. Après de longues palabres on l'autorisa à enterrer le corps. C'étaient les débuts du fétichisme et de la pensée magique. Bientôt se répandrait dans l'espèce humaine la réconfortante croyance en deux mondes distincts séparant la matière et l'esprit.

C'était il y a cinq-cent-mille ans, ou plus. Puis les pratiques funéraires se diversifièrent.
On enterra le mort avec des objets quotidiens, parfois avec quelques proches encore bien vivants, souvent dans le sol même de la maison, quelquefois dans une distante nécropole. Puis on lui construisit un abri de six planches, un tombeau de pierre, des monuments, des dolmens, des pyramides. Les dimensions du mausolée augmentaient avec l'importance du mort ou les ambitions de la famille. Certains peuples incinéraient le mort, ou le découpaient en morceaux digestes et l'exposaient à l'appétit des vautours.
Toutes ces méthodes perdurent. Le sort réservé aux défunts, comme toute pratique sociale, s'adapte aux aspirations religieuses, idéologiques, hygiéniques et économiques des peuples.

Le gouvernement chinois (1) l'a bien compris qui, dès la république nationaliste en 1928, interdit la plupart des rituels, relayé vers 1950 par le gouvernement communiste qui instaure un système funéraire moderne, matérialiste, égalitaire et obligatoire : la cérémonie est organisée par l'État, dans un lieu public, une unique musique officielle est jouée systématiquement, les proches n'ont pas le droit d'organiser de réception, d'offrir des cadeaux, de s'habiller en deuil, de pleurer. La crémation est immédiate et parfois collective pour mettre fin au culte des morts. Parallèlement sont lancées des campagnes de suppression des tombes pour libérer les terrains improductifs.
Et depuis 60 ans, la population chinoise s'ingénie à contourner ce système funéraire officiel, avec succès dans les campagnes. Le gouvernement relâche un peu la pression sur les points de croyance et de doctrine mais amplifie, par vagues, les actions de récupération des terrains rentables en généralisant exhumations et incinérations gratuites.
C'est un de ces fréquents épisodes qui émut récemment la presse internationale. Se sentant menacés parce que leurs quotas de crémation étaient faibles, les dirigeants municipaux de quelques villes du Henan (dont Zhoukou), ont relancé un peu fermement le programme officiel de suppression des cimetières.


Quand on exhume un corps, même dans le but louable de faire le bonheur du peuple, le mort vous regarde généralement d'une orbite désapprobatrice. (Gênes, cimetière Staglieno)


Aujourd'hui en Chine les cendres des trépassés, quand elles ne résultent pas d'une crémation collective, peuvent encore être récupérées par la famille, et quelquefois enterrées, à prix d'or, dans des cimetières administrés par les potentats locaux. Le mètre carré y est plus cher que celui des habitations dans la capitale.
Mais les théoriciens du Parti prévoient d'interdire un jour la conservation des cendres, prochaine grande étape vers la Lumière de la Vérité Ultime.
Sans défunts ni cimetières, la mort alors disparaitra, et cette chronique n'aura plus de raison d'être.

(1)  Les informations sur le système funéraire en Chine proviennent de cette étude de Fang et Goossaert en 2008 (également au format PDF)