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jeudi 10 juillet 2025

Servitude posthume

Napoléon 1er sur son lit de mort, huile sur toile de Denzil Ibbetson, vendue 127 000$ (convertis) le 22 juin 2025 chez Osenat à Fontainebleau parmi 173 souvenirs napoléoniens.



[…] Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ?

[…] Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. 

Étienne de La Boétie, Discours de la Servitude volontaire (vers 1550, publié en 1574 après le massacre de la Saint-Barthélémy)*



Denzil Ibbetson était un piètre dessinateur, mais le hasard l'a fait occuper un poste d’intendance dans le convoi de l’armée anglaise qui emportait Napoléon vers sa prison définitive, sur l’ile de Sainte-Hélène, après la bataille de Waterloo. Chargé de l’approvisionnement de l’ile, Ibbetson commençait dès 1815 un journal de notes et de croquis. C’est ainsi qu’il dessina Napoléon le matin de sa mort en 1821. Pressé par la demande il améliora ses esquisses pour finir par cette étonnante huile de 51 centimètres en illustration, épurée comme une caricature (gravée par Gibbs en 1855).


Napoléon y parait bouffi et le cheveu rare collé par la sueur. Les masques mortuaires prétendument moulés le surlendemain de la mort ne ressemblent pas à ce témoignage d’ibbetson (excepté peut-être celui du Royal United Service Institute). La polémique est probablement toujours vive sur l'authenticité de ces masques, notamment de l’officiel du Musée de l’armée, comme celles sur la localisation des restes de l’Empereur, ou sur son empoisonnement, qui courent les forums.


C’est dire que malgré la leçon de La Boétie on vénère toujours nos maitres, même éparpillés en morceaux qu’on pourrait croire inoffensifs, soigneusement restaurés, avec un prix sur l’étiquette.

C’est peut-être parce qu’on n’enseigne le Discours de la Servitude volontaire qu’au programme du Bac de français. C’est bien trop tard. Les enfants sont déjà serviles, farcis depuis 10 ou 15 ans des clichés de la télévision, la radio, les réseaux sociaux. Il aurait fallu leur inculquer sa leçon dès la maternelle, comme on le fait avec les absurdités des livres saints. 


Allons, relisons encore ce livre damné (qui est gratuit et qui se lit en moins d’une heure si on n’est pas trop découragé par le français du 16ème siècle et les pesants exemples mythologiques) :


On ne regrette jamais ce qu’on n’a jamais-eu. […] La nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être, mais il prend facilement un autre pli lorsque l’éducation le lui donne. […] Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude.

[…]

Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie.

[…]

Il en a toujours été ainsi : cinq ou six ont eu l’oreille du tyran et s’en sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. […] Ces six en ont sous eux six cents, qu’ils corrompent autant qu’ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu’ils élèvent en dignité. Ils leur font donner le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté, afin qu’ils les exercent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal qu’ils ne puissent se maintenir que sous leur ombre, qu’ils ne puissent s’exempter des lois et des peines que grâce à leur protection. Grande est la série de ceux qui les suivent. Et qui voudra en dévider le fil verra que, non pas six mille, mais cent mille et des millions tiennent au tyran par cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui.

En somme, par les gains et les faveurs qu’on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu’ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie profite, que ceux auxquels la liberté plairait.


Un lectorat fidèle pourrait penser que l’auteur radote. Il a déjà fait un exergue de ce texte de La Boétie en 2012. En effet, et 13 ans plus tard on doit subir des maitres pires encore, et notre monde se détériore toujours plus. C’est bien le signe que personne ne l'a lu.  


samedi 14 décembre 2024

Le Premier, en pire

Meissonnier, ruines des Tuileries, entre 1871 et 1883, 136cm
(Compiègne, musées du Second Empire) 

Cornegidouille ! nous n’aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines !
Alfred Jarry, Ubu enchaîné.

Pour le lectorat qui ne s’est jamais passionné pour la vie de nos maitres et leurs néfastes lubies, résumons : le Premier Empire c’était Napoléon premier, des millions de morts dans des guerres quasi mondiales et incessantes, un népotisme effréné, la suppression de la liberté de la presse, le rétablissement de l’esclavage, une centralisation bureaucratique abusive, et en matière d’art officiel l’impériale figure "à la romaine" de Jacques-Louis David, lèche-cul de tous les régimes. 
Le Second Empire, c’était Napoléon 3 (oui, ça commençait mal, et c’était un neveu de l’autre), le même régime que le premier en plus mesquin, une incompétence à gouverner quoi que ce soit, la colonisation débridée de l’Afrique et de l’Asie, et la remise au pays voisin des clés de tout un territoire, avec un ou deux millions de têtes de bétail humain.
En peinture c’était une cour de tâcherons serviles, Winterhalter, Meissonnier, Flandrin, Pils, Horace Vernet, Dubufe et quelques autres.

Décevant, en effet. Et le déclin va jusqu’au musée qui les héberge aujourd'hui. Les grandes tartines au bitume du Premier Empire s’étalent sur les hautes cimaises de l’aile Denon, au Louvre, quand les fades mondanités du second se perdent dans les salons négligés du château de Compiègne et de son musée du Second Empire.

On se dit qu’il doit bien y avoir malgré tout quelques tableaux attrayants dans ce musée. Le site du château nous en présente un catalogue de 650 peintures, avec des fonctions de recherche (choisir Outils puis Index), et des reproductions de qualité passable.
Hélas on n’y fera pas une pêche miraculeuse. Peu de choses originales. Le récent achat de la Cantharide esclave n’y est pas encore, la longue série de toiles de Coypel sur Don Quichotte est consternante, Natoire, plus talentueux, ne s’en sort pas mieux, tous les portraits sont navrants, sans parler des scènes de chasse.

Nous avons réuni ici les rares tableaux qui sortent un peu de l’ordinaire. Leur présence dans le catalogue, peu explicite sur le sujet, ne garantit pas qu’ils sont effectivement exposés dans le château ou le musée.
Allez le vérifier avant la fermeture définitive du château, ce qui ne saurait tarder à lire le rapport de contrôle consterné que la Cour des comptes vient de publier. La courte synthèse en introduction (pages 4 à 6) est un modèle de poésie ; on croit y lire la déploration d’un Byron ou d’un Lamartine sur la ruine des empires (voyez ce qu’en disait hier Étienne Dumont).

Allez-y même si vous n’en attendez pas grand chose, vous y flânerez dans un grand parc (négligé parait-il), un château luxueusement meublé (mal chauffé et où tombent régulièrement des pierres dit le rapport), et une vaste et passionnante remise de voitures hippomobiles. 
Et vous contribuerez ainsi modestement au maintien d’un patrimoine totalement abandonné depuis des années par les ministères de la Culture et les dotations de l’État, qui semblent n'attendre qu'un prétexte pour confier le tout à des capitaux privés.

À gauche, Jacob de Heusch - Chantier naval, fin 17e, 72cm
À droite, Salomon van Ruysdael - Réjouissances près de l'église d'Alkmaar, 1640, 42cm (les deux :  Compiègne, musées du 2d Empire).

À gauche, Friedrich Sustris, Adoration des bergers, 138cm
À droite, Protais PA., percement d'une route 1869, 100cm
Les deux :  Compiègne, musées du 2d Empire.

À gauche, Paul Huet, Château de Pierrefonds en ruine (vers 1860, 162cm)
À droite, Paul Huet, Après recréation par Viollet-le-Duc (vers 1860, 162cm)
Les deux :  Compiègne, musées du 2d Empire.

Potémont, Femmes au jardin, 1860 (Compiègne, musées du Second Empire) 

mercredi 8 juillet 2020

Il n’y a pas d’H à Ermitage (3 de 3)



Posologie : cette chronique contient presque autant de liens externes que de mots. Elle est par conséquent à manipuler avec précaution, voire à ingurgiter en plusieurs séances séparées par des périodes de repos d'une durée appropriée. Vous êtes avertis.

Les épisodes précédents ont montré que la visite virtuelle du musée de l’Ermitage à Saint-pétersbourg était une promenade plaisante, mais que la fonctionnalité était trop fantasque, voire aléatoire, pour une découverte instructive des collections.
Pour cela le site propose un catalogue, complet (antiquités, peinture, sculpture, gravure, dessin, mobilier, horlogerie, armurerie, numismatique, orfèvrerie, fiacres…) et efficace.
La recherche se fait en anglais (или по русски), elle privilégie la saisie multimot, les mots recherchés sont complétés en cours de saisie, les caractères jokers simple (?) ou multiple (*) sont autorisés (exemple : RU?SDAEL).  
Les images sont généralement de dimension et de qualité correctes (2000 pixels) et libres.

Le musée est si riche qu’il donne l’impression d’héberger peu de chefs-d’œuvre. C’est sans doute vrai relativement, mais il recèle une profusion de curiosités dont voici une liste évocatrice, incomplète et désordonnée, mais avec tous les liens (qui ne vivront peut-être plus si vous lisez cette chronique dans quelques années).

Plus de 50 Hubert Robert, beaucoup non exposés, 26 paysages du nord de Rockwell Kent, non exposés, des Rembrandt comme s’il en pleuvait, des David Teniers en pagaille, une vingtaine de paysages de Claude-Joseph Vernet, une dizaine de Bellotto, des Van Dyck à ne plus savoir où les mettre.

Huit Boilly dont la splendide scène de billard, deux nocturnes de Wright of Derby, des Degas exceptionnels, trois Willem Duyster aux mises en scène toujours aussi curieuses, plusieurs intérieurs d’église de Granet, comme d’habitude, dont un avec un chat inattendu, de splendides Alessandro Magnasco.

Une série de bluettes anecdotiques où François Flameng, vers 1900, imaginait Napoléon lutinant dans le parc de Malmaison ou pouponnant sur la terrasse de Saint-Cloud, des contes lestes de La Fontaine illustrés par Subleyras (non exposés), un tableau heureusement rarissime de l’actrice Sarah Bernhardt, et le célèbre et édifiant tableau de Jean-Paul Laurens qui figure l’empereur Maximilien du Mexique, juste avant d’être exécuté, promettant au prêtre effondré qu’il lui enverra des nouvelles du ciel.

Sans oublier ce charmant tableautin d'Hans von Marées avec sa gracieuse fontaine dont l’eau coule d’endroits imprévus, un Jacob Vrel agrémenté d'un gros numéro peint en rouge, quelques anonymes remarquables, comme ce saint Jean-Baptiste raccourci dans une architecture infernale, ou cette allégorie sanglante de la Révolution Française fourmillant de détails réjouissants, sans compter un nombre certain de tableaux en très mauvaise condition.

Enfin quelques magnifiques tableaux de peintres rares, Oswald Achenbach, Jan Asselijn, Gerard Ter Borch, Karl Buchholz, Jakob Hackert, Louis Tocqué, et la découverte d’un peintre remarquable, August Matthias Hagen, russe de la Baltique, certainement marqué par Friedrich, et dont l’Ermitage possède trois beaux paysages qu’il n’expose pas.



Et pour finir le plus beau tableau du musée, de 1699, cette merveilleuse femme au voile, sans doute le plus beau de Jean-Baptiste Santerre, portraitiste inégal universellement méconnu.

Avec vos propres critères de recherche, vous trouverez évidemment des dizaines d’autres merveilles dans ce catalogue.
Mais vous y ressentirez peut-être aussi un vague ennui, un sentiment de déjà vu, comme d’un voyage qui finalement ne vous aura pas divertis. C’est que l’Ermitage est un musée européen, fait à l’image des grands musées de l’Europe, pour leur ressembler et les dépasser, avec les mêmes artistes, et fait pour attirer sans les dépayser les 3 à 4 millions annuels de touristes européens d’aujourd’hui.

Il suffirait de sortir de l’Ermitage par la perspective Nevsky, de suivre les quais de la Moyka sur quelques centaines de mètres, de contourner la cathédrale Saint-Sauveur-sur-le-sang-versé, énorme pâtisserie bourrée de crème et de fruits confits, puis de traverser le jardin où Pouchkine tend un bras de bronze couvert de pigeons et indique un grand bâtiment triste et ocre clair à l’architecture néo-classique. C’est le Musée Russe.
Là, vous seriez dans un autre monde. Celui de l’art russe. Mais le flux pâteux des touristes n’y passe pas, et le musée n’a pas les ressources pour construire un grandiose site virtuel à l’image de son voisin prestigieux.

Mise à jour le 15.07.2020 : Pour information, le musée de la vraie vie vient de rouvrir doucettement après 4 mois de lutte sans merci contre le virus planétaire. Le masque et les gants de caoutchouc sont obligatoires.

Détail des illustrations de la page : en haut August Hagen (bord de mer), au centre Jean-Baptiste Santerre (femme au voile), ci-dessous, Jan Asselijn (rupture d’une digue), Gerard ter Borch (portrait de Catarina van Leuninck), et un montage de 3 détails, de Flameng (Napoléon), Magnasco (bandits dans des ruines) et Oswald Achenbach (Fête nocturne à Naples).



 

samedi 21 mars 2020

Tableaux singuliers (13)

Boilly, Le tableau du Sacre exposé au regard du public dans le Grand Salon du Louvre, 1810 (Metropolitan museum, New York - Cat. Bréton et Zuber : 761P)

Jacques-Louis David (1748-1825) était un grand peintre français extrêmement officiel, courtisan au service de tous les pouvoirs, de la Révolution à l’Empire, et chef de file en France du néo-classicisme, qui était l’imitation, en plus pompeux encore, des œuvres de la Rome antique, elles-mêmes imitées de l’art grec classique. C'est aujourd’hui un des peintres qui occupent le plus de surface sur les murs du Louvre.

Louis-Léopold Boilly (1761-1845) était un petit peintre français, artisan appliqué et virtuose, sans autre idéal artistique que d’être le chroniqueur malicieux de la société bourgeoise de son temps, sans autre ambition que de mener cette vie bourgeoise qu’il aimait dépeindre et obligé pour cela de produire estampes et tableaux, dans des formats modestes et dans des quantités industrielles (1).

En février 1808, puis en 1810, David, premier peintre de l’empereur, exposait à Paris une grande machine de propagande de 10 mètres par 6, commandée et supervisée par Napoléon, et le représentant couronnant Joséphine dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, le 2 décembre 1804, en présence de centaines de figurants, dont le pape Pie 7 et de nombreuses personnalités qui n’avaient pas toutes participé à l’évènement (dont David lui-même).
Le succès fut impressionnant. On achetait des copies gravées comportant une légende et des numéros permettant de localiser sur la toile les personnalités à remarquer.
David en exécutera 10 ans plus tard une réplique presque identique aujourd’hui dans le château de Versailles.

À l’époque, Boilly usinait petit portrait sur petit portrait, éblouissait le bourgeois par ses trompe-l’œil de pièces de monnaie éparpillées sur une table et de fausses estampes à la vitre brisée, et se délectait, dans des scènes de genre (2), à modeler les femmes dans les drapés sinueux de robes de style Empire.

Devint-il un moment las de cette vie confinée de peintre de boudoir, de jouer le rôle de la fourmi de la fable quand David, la cigale, triomphait ? Ou plus concrètement pensa-t-il profiter des retombées du succès du peintre de l’empereur.
Il lui demanda l’autorisation de dépeindre la réception de son chef d’œuvre par le public parisien en 1808. David le reçut aimablement dans son atelier et ne lui montra pas la toile car elle était alors roulée, mais nombre de copies gravées circulaient alors.

Humblement, Boilly en fit un tableau de 83 centimètres par 62, son échelle habituelle ; pas un chef d’œuvre, mais un savoureux travail de miniaturiste.
Dans la foule, il distribua des personnalités qu’il appréciait, deux écrivains et un acteur oubliés aujourd’hui, son fils Julien, le peintre Hubert Robert au centre sous le plumeau rouge, le sculpteur Houdon, à sa droite le visage à moitié caché, et son propre autoportrait de profil à l’extrême droite du tableau, derrière sa famille probablement, et devant le docteur Gall (3), qui regarde le spectateur.
Cherchant à inscrire en entier la toile de David dans son tableau, il en a nettement réduit les vraies dimensions, et sérieusement mitigé la grandiloquence en le plaçant dans la pénombre, et en figurant sous la lumière au premier plan, comme à son habitude, des personnages occupés à des activités frivoles, papotages et séduction, et assez indifférents à la toile de David.

Le tableau ne fit pas un triomphe. Exposé lors d’un hommage à David en 1826, il ne trouva acquéreur qu’en 1829, 19 ans après sa réalisation.
De retour sur le marché de l’art à Drouot en 1982, le Louvre se le faisait souffler par le richissime Charles Wrightsman, dont la femme en faisait don en 2012 au Metropolitan Museum de New York, où il n’est pas exposé.
On ne verra peut-être jamais le modèle gigantesque du Louvre escorté de son interprétation par Boilly. Les termes du legs en interdisent le prêt à d’autres musées.


***
(1) Le premier catalogue raisonné de Boilly, par Bréton et Zuber, édité chez Arthena en 2019, lui attribue 2853 œuvres dont 1420 peintures. Avant la naissance de la photographie, Boilly était le photomaton de la bourgeoisie parisienne. Il peignait à l’huile en une seule pose de 2 heures un portrait fin et très ressemblant de 15 centimètres par 21. Il aurait dit en avoir peint 4000 à 5000. Les auteurs qui admettent leur travail de recherche incomplet en ont recensé 784.
De nos jours, Boilly n’est pas totalement oublié, essentiellement pour la précision de son témoignage sur les habitudes vestimentaires et sociales à Paris au début du 19ème siècle, et pour ses facétieuses études d’expression caricaturales et têtes de grimaces.
(2) Boilly aurait demandé que soit seulement indiqué « peintre de genre » sur sa tombe. Sa volonté a été respectée. L’épitaphe est encore lisible au cimetière du Père-Lachaise, division 23.
(3) Le docteur Gall, peu apprécié de l’Académie des sciences qui désapprouvait son manque de rigueur, était le célèbre inventeur de la phrénologie. Il savait repérer, à la forme d’un crâne, la bosse des mathématiques ou les protubérances de l’immoralité.

vendredi 13 mars 2020

Le musée de l'avenir

Turner, le lac de Genève vu de Montreux, vers 1810, détail 
(localisation : quelque part dans une caisse dans la région de Los Angeles).

Dans une société moderne menée par l’économie libérale, le rôle des musées, très conservateurs par définition, et peu rentables, fait un peu tache. Ils ont bien du mal à se libérer de leurs habitudes méthodiques et poussiéreuses. L’objectivité, la neutralité scientifique sont de séduisantes mais inaccessibles chimères, alors laissons entrer dans les musées les grands courant populaires et lucratifs du moment, pensent certains.

Certes il y a eu des évolutions, on ne visite plus un musée sans être obligé de passer par la boutique, et la gestion des collections publiques ne peut plus se passer du soutien calculateur des grands mécènes, mais quasiment tous les musées du monde sont encore des endroits où l’on conserve, classe, étudie, apprend (et s’émerveille parfois).
Une mouvance progressiste avait bien tenté, en 2019, une nouvelle définition du musée plus inclusive, polyphonique, participative, critique, égalitaire et transparente. Mais, aurait-elle abouti, on sait bien que ce ne sont que déclarations, et que les sociétés humaines n’ont jamais réellement pratiqué les principes de leurs textes fondateurs.

Pourtant il arrive quelquefois que des Colomb, des Pizarro, des Gengis Khan ou des Napoléon, hantés par un idéal, piétinent toutes les idées reçues.
M. Govan, président du musée des Arts du comté de Los Angeles (LACMA), est de ces aventuriers téméraires sans qui notre monde ne serait pas où il en est. Et il est épaulé par P. Zumthor, architecte fameux dont B. Pitt, acteur à succès et généreux donateur, aurait déclaré qu’il « construit des moments, à partir de l'âme, pour l'âme ! ».

Tout le monde pensait que l’évacuation, à la frustrante surprise des visiteurs étrangers, de la plupart des œuvres du LACMA en 2019, notamment américaines et européennes, ne durerait que le temps, déjà trop long, de la refonte architecturale du musée, mais sous la pression d’une opposition qui s’organise le duo Govan-Zumthor a laissé filtrer un minimum d’information sur le projet muséal.
Et leur objectif est clairement de faire évoluer le musée vers une sorte de forum, de lieu de rencontre multiculturel. L’immeuble devient transparent et les espaces actuellement réservés à l’étude, la recherche et l’éducation disparaissent, ainsi que l’exposition des collections permanentes.
Les expositions, temporaires donc, ne sont plus conçues par les conservateurs du musée et ne se font plus autour de thèmes traditionnels comme les périodes, les civilisations, les matériaux, mais selon de mystérieuses affinités non précisées et par des personnalités invitées.

Alors ajoutés à la majorité des 1,5 ou 2 millions de visiteurs annuels qui écoutent les guides internationaux et pensent visiter un grand musée permanent, et aux conservateurs et experts du musée qui n’ont jamais été consultés, les plus contrariés sont les donateurs, fondations, prêteurs, qui ont jusqu’à présent fourni toute la collection du musée, qui ne sera plus exposée qu’épisodiquement et parcimonieusement.
Le plus important d’entre eux, la fondation Ahmanson, se lamente dans la presse de ne pas avoir prévu de clause de visibilité des œuvres dans l’acte de donation, et a décidé de suspendre toute acquisition (on trouve dans sa donation les noms de Chardin, Robert, Rembrandt, Honthorst, de La Tour, et un des bâtiments détruits - ou incessamment - était baptisé de son nom).

Le comté de Los Angeles, qui finance 18% du projet (et en prête 40%) et attribue toutes les autorisations, a donné en 2019 son accord pour les travaux. Dans les faits, ce sont les citoyens de Los Angeles, jamais interrogés sur le sujet, qui paieront.
Le budget du projet, aujourd’hui de 750 millions de dollars, n’est pas encore consolidé. Les travaux préparatoires à la destruction ont néanmoins commencé pour les principaux bâtiments. Tout le musée est fermé à l’exception de quelques salles. Les collections fragiles sont en caisse, probablement loin. Il n’y a presque plus rien à voir (53 œuvres aujourd'hui). Les visiteurs n’en sont pas clairement informés. Le prix du ticket d’entrée est toujours de 25 dollars.

L’avenir de la planète venant souvent de la Californie, tout est en place pour que la nouvelle définition du musée se propage bientôt, tel un virus.

Mise à jour le 21.04.2020 : Malgré le confinement général d'une Planète qui ne s'emploie plus qu'aux urgences vitales, et malgré un budget qui ne tient que par des promesses alors qu'une crise économique s'annonce, à Los Angeles, les travaux de destruction du LACMA continuent de plus belle.

lundi 13 avril 2015

L'art de la reproduction

Véronèse, Noces de Cana, détail.

Tandis que les adorateurs de la vérité attendent dans l'anxiété les conclusions de l'expérimentation de la « copie chinoise de Dulwich », on apprend aujourd'hui, par la revue Télérama, qu'une reproduction imprimée des Noces de Cana a été inaugurée avec force pompe et cérémonial il y a déjà sept ans, au réfectoire du couvent de San Giorgio Maggiore à Venise, et qu’à l’instar des facsimilés des grottes préhistoriques et leurs peintures rupestres, elle y est admirée avec la dévotion qu’on réserve d’habitude aux œuvres originales.

L’histoire remonte au 6 octobre 1653 quand le peintre Paolo Caliari, dit Véronèse, reçoit des moines bénédictins de San Giorgio le paiement d’une immense toile qu’il vient de terminer en 16 mois. Elle couvre le mur du fond du réfectoire, sur 9.90 mètres par 6.66.
Elle représente un repas de noce à Cana où l’un des invités nommé Jésus a fait livrer six jarres de vin qu’on commence à servir aux convives. À 35 ans Véronèse est déjà célèbre pour ses immenses scènes bibliques et architecturales débordant de personnages puissants et colorés.

Puis en 1797, le jeune Bonaparte vainqueur de l’Italie, déjà obsédé par tout ce qui est grand, fait découper la toile en sept morceaux pour la transporter jusqu’au Louvre à Paris où elle est reconstituée.
Elle y est toujours exposée, et les tentatives diplomatiques de restitution à Venise échouent régulièrement.

C’est alors qu’en 2006 une entreprise madrilène spécialisée dans la « conservation des héritages culturels », Factum Arte, armée d’appareillages photographiques et d’imprimantes sophistiqués, de colle, de ficelle, et assistée de beaucoup de main d’œuvre et des autorisations et finances requises, se lança dans la création d’un facsimilé (1) des Noces de Cana.

Et le 11 septembre 2007, l’objet était dévoilé devant les yeux embués d’un parterre d’aristocrates et d’ecclésiastiques. Tous étaient certainement conscients de ne regarder qu’une photographie de luxe, mais la reproduction pharaonique de cette toile gigantesque les émut fort, dit-on.

Comme on le voit, la fausse caverne de Pont d’Arc en Ardèche, la copie chinoise de Dulwich, la réplique espagnole de Venise, sont les indices d’une évolution des mentalités. La valeur émotionnelle souveraine, idolâtre, fétichiste, accordée à l'œuvre originale n’a peut-être plus longtemps à vivre.

***
(1) On distingue généralement copie et facsimilé. Un facsimilé est une reproduction exécutée avec les moyens les plus modernes dans le but d'obtenir un résultat extérieurement identique à l'original. Une copie est fabriquée avec les mêmes moyens que l'original. 
Le facsimilé démontre les capacités de la technologie employée. La copie, parce qu'elle est réalisée à la main, fait la preuve de la virtuosité d'un copieur, et c'est certainement pourquoi elle est mieux placée dans l'échelle des valeurs. Une copie acquiert parfois le statut d'œuvre originale quand les dates de sa réalisation et de celle de son modèle commencent à se confondre dans le temps, comme pour les copies romaines de la statuaire grecque.

dimanche 14 décembre 2014

Melzi

Du belvédère de la villa Balbianello, lorsqu’on regarde vers le nord-est la rive opposée du lac de Côme, on distingue, à un peu plus de 4 kilomètres, un palais blanc entouré de verdure. C’est la villa Melzi et son splendide jardin presque botanique.
Elle fut construite au temps où Napoléon Bonaparte s’était fait président puis roi d’une brève république d’Italie cisalpine, vers 1810, pour y loger son vice-président Francesco Melzi et accessoirement s’inviter à y fainéanter à la belle saison.

Depuis, tout ce que la civilisation occidentale a engendré de grands couples romantiques, de pianistes de génie échevelés et itinérants, romanciers diplomates et complexés, idoles pour films populaires ou vedettes de publicités pour cafés encapsulés gaspilleurs et nocifs, bref tout ce qui procure un peu de joie aujourd’hui à notre terne existence a longtemps séjourné ou séjourne encore dans ce paradis terrestre.

Il faut dire, pour parler comme les guides touristiques, que vous n’oublierez jamais le vaste jardin aux centaines d’essences, les monumentaux massifs d’azalées, notamment le jaune rhododendron ponticum au parfum printanier si obsédant, la silhouette épurée et funèbre des cyprès, les beaux marbres inexpressifs, l’air doux exhalé par le lac…