samedi 4 mai 2024

Où étaient les peintres ? (7)

Trois vues du dos de Florentine, peintes par - dans l’ordre alphabétique - Eckersberg, Henriques et Smith, placées ici en fonction de la position supposée de chaque peintre devant la scène, donc pas nécessairement dans l’ordre des noms.

Faisons comme si vous étiez en train de lire cette chronique. Il est possible que ce ne soit pas le cas ; vous êtes peut-être déjà dans cet univers potentiel où la déesse Gougueule aura censuré cette chronique, parce que l'illustration en est au moins trois fois plus osée que ce que les obsessions puritaines de son réseau et son intelligence postiche supportent habituellement. D’ailleurs une des 3 images qui la composent, qui illustre les publications d’un fameux musée danois, aurait été menacée d’interdiction vers 2016 sur un autre réseau social multimilliardaire en adhérents.  


La question de savoir où étaient les peintres n’est qu’un prétexte, bien sûr. On devine sans effort qu’ils étaient au même endroit, au même moment.


D’ailleurs ces séances de pose sont bien documentées dans le journal tenu par Eckersberg à l’époque. 

Elles se déroulaient, comme d’autres séances depuis le milieu des années 1830, dans une salle de l’Académie royale des beaux-arts danoise, à Copenhague, entre le 9 aout et le 16 septembre 1841. Le professeur, C.W. Eckersberg - on en parlait ici et  - enseignait par l'exemple la peinture d’après un modèle féminin dont l’histoire n’a retenu que le sobriquet, Florentine, à un groupe d’élèves, dont Salomon Henriques et Ludvig Smith.


La version du professeur Eckersberg, une toile de petit format (33cm. x 26), est devenue depuis 1895 où elle trône dans la salle 1 du musée de la collection Hirschsprung à Copenhague, une sorte de Joconde danoise. Eckersberg est souvent qualifié de père de la peinture danoise.


La version de Ludvig Smith, haute de 120 centimètres, achetée aux enchères en 2003, est une des 151 œuvres danoises de l’étonnante collection privée du banquier américain John Loeb Junior, constituée depuis les années 1980 quand il était ambassadeur au Danemark, et dont le catalogue raisonné en ligne est remarquable.


La version de Salomon Henriques, haute de 87 centimètres, aurait pu faire l’objet d’une chronique de la série Ce monde est disparu puisqu’elle devrait disparaitre sous les enchères dans quelques jours, chez Christie’s à New York le 23 mai, contre 20 à 30 000 dollars, pense-t-on.


Quant à la position précise des peintres lors de ces séances, le commentaire du catalogue raisonné de la collection Loeb considère qu’Eckersberg était à gauche, Smith au milieu et Hendriques à droite, comme sur notre illustration. Le modèle ne pouvant pas garder exactement la même attitude au long des multiples séances de pose nécessaires, il semble qu'à certains détails cette affirmation, particulièrement sur la position des deux élèves, pourrait être discutée. Nous ne le ferons pas.


On dit que J.C. Dahlpaysagiste norvégien ami de Friedrich à Dresde, était présent à ces séances de 1841, parmi d'autres artistes. Il n’est pas impossible que des versions perdues du dos de Florentine reparaissent un jour, du fond d’un débarras ou d'une brocante. 


dimanche 28 avril 2024

Histoire sans paroles (51)


On reprochera peut-être au photographe de s’être préoccupé d’une plaque d’égout et des traces d’une sortie de garage, alors qu’il avait à 50 mètres un point de vue sur la façade occidentale de la cathédrale Saint-Maurice, à Angers.
C’était peut-être volontaire, elle est à moitié dans les cartons depuis si longtemps - ici en octobre 2022.

Pour résumer la situation - n’oublions pas qu’on est dans une Histoire sans paroles - il y avait dans le temps un porche, une vaste galerie qui prolongeait la nef de la cathédrale, un narthex, un caquetoire, voire une galilée disent les vrais spécialistes en désaccord avec Monsieur Larousse sur le genre de la chose. De style vaguement gothique construite à la Renaissance elle protégeait un épisode de l’Apocalypse de Jean, sculpté autour du tympan du portail et peint de diverses couleurs dont certaines du 12ème siècle. Très dégradée la galerie avait été détruite en 1806, offrant l’Apocalypse aux intempéries. Cependant les sculptures avaient été recouvertes d’un badigeon de chaux protecteur, qui s’encrassait depuis deux siècles.
Un jour quelque décideur s’intéressa au portail. C’était, voilà une quinzaine d’années, le début d’une longue période d’analyses et d’expertises. Il fut décidé de restaurer le portail et ses sculptures et de les protéger temporairement dans un coffre de planches en attendant l’édification d’une solution architecturale moderne, œuvre d’un célèbre architecte japonais choisi par le ministère de la Culture. 
L’ambitieux projet a pris naturellement un retard pour l’instant modeste. L’inauguration de la nouvelle galerie envisagée vers l'été 2024 se ferait plutôt vers la fin 2025. 

Le photographe pourra alors immortaliser cette façade occidentale occultée depuis 15 ans, embellie par un geste architectural contemporain, où l’artiste japonais dit avoir respecté les proportions du nombre d’or, ce qui, comme tout placebo, ne peut pas faire de mal, et où il affirme, contredisant avec bonne humeur un architecte inquiet et un peu trop minutieux assistant à sa conférence, que la lumière du soleil des soirs d’été ne touchera jamais de ses néfastes rayons directs les sculptures aux couleurs ressuscitées.

samedi 20 avril 2024

Au musée des arts de Besançon...

Pierre Bonnard, le café Au Petit Poucet, 206cm, 1928 (BesançonMusée des arts et d’archéologie,  dépôt du Centre Pompidou).

Préambule

Le Musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon dans le Doubs héberge des merveilles, notamment en peinture, de la splendide et justement renommée déploration de Bronzino, à l’éclatant Café Au Petit Poucet de la place Clichy par Bonnard, en passant par les fameux Enfers de François de Nomé (alias Monsu Desiderio). Pour ces derniers, vous aurez beaucoup de mal à les voir parce que le parcours de visite, qui se fait par une grande rampe comme dans la coquille d’un colimaçon, les place exactement en face d’une ouverture de lumière, et le tableau sombre et brillant n’est plus qu’un reflet éblouissant et peu lisible. Peut-être est-ce pour cette raison qu’on n’en trouve pas de reproduction acceptable sur internet, pas même sur le misérable site du musée.


Mais nous ne sommes pas là pour visiter le musée de Besançon - d’ailleurs il était en grève il y a peu - mais pour illustrer le sujet sensible de la "direction des musées".


Le roi, on pouvait lui couper la tête, alors que le président, même une petite amende, il la paiera pas.

JM Gourio - Le grand café des brèves de comptoir (tome 3)


Depuis l’élimination discrète du baron d’Orsay, depuis l’abdication, moins furtive tant il trainait de casseroles, du roi du Louvre, depuis le départ de son successeur, également suivi d'ustensiles de cuisine, dans un ambiance d’affaires douteuses, on aurait pu croire révolu le temps des despotes carriéristes dirigeant les musées publics à coups de gestes prétentieux et d’abus de pouvoir.


Il n’en est évidemment rien.

Le président de la République (assisté du ministère de la Culture) possède un harem de domestiques dévoués et soumis, tous et toutes interchangeables, qu’il déplace d’un fauteuil de musée à l’autre tant que leur réputation n’est pas trop entachée, avant de les oublier dans un placard honorifique.

Les simagrées récentes à propos de la retraite de la très favorite présidente du Château de Versailles - sans doute pour d’autres motifs que ses résultats à ce poste - en sont une illustration.


Les musées de province n’échappent pas à cette humiliante chorégraphie des prétendants. Tout le monde a vu un jour dans sa ville un (ou une) responsable de musée lancé dans un projet retentissant, ruineux et souvent inutile pour se faire remarquer en rêvant de poser son derrière près du monarque dans un des luxueux fauteuils de la cour, ou au moins pour se distinguer dans le sérail où vont puiser indifféremment les autorités décisionnaires. 


Il y a quelques jours un épisode de cette comédie remuait le Musée des arts de Besançon. Le personnel en grève du musée le fermait en pleine semaine et manifestait devant ses portes, accusant sa nouvelle directrice d’insinuer dans l’établissement une ambiance nocive de secret, de caprices et d’autoritarisme.


Début 2023, à l’annonce de la nomination de la dame à Besançon, Étienne Dumont, notre chroniqueur suisse favori qui la connait bien, résumait sa carrière, jusqu’à son éviction mouvementée du Musée d’art et d’histoire de Genève qu’elle aurait transformé par ses nuisances en succursale de l’hôpital. Il prédisait des problèmes et un avenir chahuté aux élus qui venaient de la choisir pour Besançon.


Il commente aujourd'hui dans une chronique ce nouvel épisode qu’il avait prévu il y a plus d’un an, et qu’il appelle le cinquième échec grave de cette personne extrêmement toxique. Peut-être est-il, en citoyen suisse, un peu partisan ; se débarrasser de ce fléau bien entrainé aux techniques de la négociation a certainement couté cher à la ville de Genève.


Si Besançon confirme le mal et s’en délivre, on ne pourra que s’inquiéter du musée qui fera la prochaine victime.


La France n’est évidemment pas la seule dans cette situation où la direction d’un musée n’est plus confiée à un expert du domaine mais est devenue une fonction qu’on convoite sans scrupules comme tout autre poste de pouvoir. Et s’il arrive parfois qu’un expert soit nommé, les pressions économiques et politiques le transforment illico en mauvais gestionnaire.


Cette peste a débarqué depuis longtemps en Europe. En Italie par exemple, à Florence, l'autoritaire directeur allemand du musée des Offices, en disponibilité, naturalisé italien de justesse et soutenu par les partis réactionnaires, pourrait bien devenir maire de la ville, imaginant déjà sa propre statue sur un socle de la piazzale degli Uffizi qu’il a si souvent parcourue, et où la statue de Machiavel l’attend en observant d’un œil vide et amusé les attroupements de visiteurs du musée des Offices.


dimanche 14 avril 2024

Ce monde est disparu (12)

Francis Silva, Lever de soleil à Tappan Zee (Vente Sotheby's 3.12.2008, résultat : 2 570 000$

Francis Silva est un peintre américain qui embarrasse les critiques et les maisons de vente qui ne savent pas que dire de lui. Il a laissé peu de traces autres que ses tableaux.


Plus ou moins autodidacte, il n'a pas été impressionné par les courants de peinture de son temps. Il sillonnait, pour y trouver ses motifs, la côte nord-est des États-Unis, de Cape Ann, près de Gloucester - où il a peut-être vu des toiles de Fitz Lane qui venait d’y mourir - à Long Branch, au sud de New York, où il mourut à son tour en 1886. 

Seule période de sa vie un peu documentée, on sait qu’il s’était enrôlé dans l’infanterie contre les sudistes dans la guerre de sécession de 1861 à 1865, et avait participé à des évènements relatés dans les livres d’histoire, si bien que les commentateurs espéraient des tableaux héroïques, des illustrations de première main pour une biographie exemplaire. Hélas après la guerre civile Silva n’a peint que des paysages marins calmes, limpides, horizontaux. Parfois les restes d’une épave étaient poussés mollement par la marée, rien de plus.

Alors on trouve dans les essais sur Silva des avertissements du genre "il n’existe aucune preuve que Silva ait eu des conceptions luministes de son art", suivis évidemment d'un long chapitre, justement, sur le luminisme dans la peinture de l’école de l’Hudson river (les métiers de la plume sont souvent payés au nombre de caractères). 


Parmi les 110 chefs-d'œuvre de la peinture américaine de 1760 à 1910 exposés à Paris en 1984 - les États-Unis s’étaient séparés pendant 6 mois de leurs principaux chefs-d’œuvre - imaginez l’impensable, le Louvre prêtant simultanément ses plus beaux La Tour, Chardin, Ingres, Watteau - parmi ces 110 chefs-d’œuvre américains donc, il n’y avait pas de tableau de Silva.

C’était il y a 40 ans. Aujourd’hui Silva reste peu connu, et moyennement apprécié, comme dans l’essai cité plus haut où on le dit "artiste charmant mais dépassé… un peintre qui exploitait ses talents au mieux de ses capacités… et même s’il ne rejoindra jamais les anciens, il témoigne de notre époque démocratique". Pour le dire autrement, il a fait de son mieux, il est au moins la preuve que dans notre pays on peut venir de rien et parvenir à faire l'objet d'une étude verbeuse de 41191 caractères dont 6901 invisibles.

Ça n’est pas très charitable. Il est vrai qu’on peut finir par s’ennuyer devant trop de Silva.


Cependant sa cote grimpe doucement, et atteint parfois des sommets - voir le commentaire de notre illustration d'entête - mais reste très disparate, comme le montrent les enchères récentes illustrées sans ordre ci-dessous, de gauche à droite et de haut en bas.

1. Octobre sur l'HudsonChristie's 22.05.2014, 941 000$
2. La plage de Long Branch - Christie's 18.01.2024, 78 000$
3. Octobre sur l'Hudson - Sotheby's 3.12.2008, Invendu
4. L'Hudson, au loin les Catskills - Sotheby's 19.04.2023, 254 000$
5. Sur la North River - Sotheby's 19.01.2024, Invendu
6. Cape Ann - Sotheby's 19.01.2024, Invendu

vendredi 5 avril 2024

Mais où était le peintre ? (6)

Dans le catalogue de l’exposition de peintures de la Royal Academy de 1833, page 23, sous le titre du tableau n°462, "Mouth of the Seine, Quille-Bœuf", l’auteur, William Turner, écrit :
"Cet estuaire est si dangereux à cause de ses sables mouvants, que tout navire qui touche les fonds est susceptible d'être échoué et submergé par la marée montante, qui s'y précipite en une seule vague. Cette vague est connue localement sous le nom de Mascaret ou Barre".


Dans la série "Où était le peintre" (qui n’était qu’un mot-clef et devient une série), examinons aujourd'hui l’opus 6, un des plus spectaculaires tableaux de William Turner, un paysage fluvial et dramatique exposé de nos jours à Lisbonne dans le musée de la collection Gulbenkian, l’embouchure de la Seine à Quillebeuf.


Jacques-Émile Blanche, dans ses fastidieux "Propos de peintre" affirmait que Turner au moment de mourir se serait exclamé  "Que n’aurais-je pas fait si j’avais eu cet instrument - le daguerréotype, le premier procédé photographique - à mon service !". Turner pensait peut-être, si l’anecdote est vraie, qu’il aurait ainsi économisé tout le temps passé dans ses voyages à travers l’Europe à remplir ses innombrables carnets de croquis et ses esquisses à l’aquarelle.

Mais la photographie à ses débuts, du vivant du peintre, de 1840 à 1850, exigeait un matériel lourd, lent, encombrant, impraticable sous les intempéries, et qui ne lui aurait pas permis tous ces points de vue rapportés de l’estuaire de la Seine à Quillebeuf, ses silhouettes dans les carnets et ses multiples aquarelles ou gouaches, autant d’impressions qui le conduisirent à cette grande toile de 1833.  

Impressionné et secoué par la marée montante pendant ses séances d’esquisses en bateau dans l'estuaire, le lyrique Turner en a fait une lutte mouvementée contre le courant et finalement un naufrage. Sur une bonne reproduction du tableau (celle de Google ArtsandCulture - notre illustration en taille réelle), ou en se rendant à Lisbonne, on distinguera dans les embruns à droite la hune de vigie d’un bateau qui sombre, et à gauche nombre de poissons, la pêche perdue, où se précipite le tourbillon des mouettes. 


Les âmes fétichistes et bourlingueuses qui souhaiteraient aller à Quillebeuf pour reproduire en photographie le point de vue du peintre - elles sont plus nombreuses qu’on le croit - seront désappointées, parce que la forme d'une ville change plus vite (hélas, s'exclamait Baudelaire) que le cœur d'un mortel, et que dans l'estuaire l’humain ne s’est pas gêné pour modifier le paysage plutôt que s’y adapter.


En 1829 Charles Motte graveur et éditeur parisien ouvrait une filiale à Londres et publiait, entre 1829 et 1831, Les rives de la Seine en 59 planches dessinées d’après nature par Deroy et lithographiées et éditées par Ch. Motte, magnifique édition dont une des 59 stations était QUILLEBŒUF.

Au même moment, entre 1829 et 1832, Turner (qui vivait à Londres) allait visiter les rives de la seine et y dessinait notamment sa suite sur Quillebeuf. Coïncidence ?


On constatera, comparant les vues de Deroy et Turner aux images modernes par satellite ou au sol, que le port n’est plus là. Le plan d’eau, zone de sables mouvants plus ou moins recouverte au gré des marées et limitée par le quai aux pieds du phare et de l’église, n’existe plus aujourd’hui. La berge fortifiée en pierres du modeste canal de Saint-Aubin était sans doute ce quai ensoleillé battu par le mascaret chez Turner, et toute la zone de champs et prairies qui se prolonge maintenant sur 4km vers le nord-ouest jusqu’au pont de Tancarville - donc dans le dos du spectateur - a été "conquise" depuis sur les marais et la Seine.

Mais le fleuve sommeille, et le secteur demeure inondable. 

Postscriptum : voir les informations sur le naufrage du Télémaque dans les commentaires en fin de chronique.


Reste le mystère du phare. Sur la gravure d’après Deroy, comme sur les vues de Turner, sa forme et ses dimensions ressemblent beaucoup au phare actuel, mais sa distance à l’église Notre-Dame-de-Bonport ne dépasse pas une cinquantaine de mètres (il s’élève à 12m.). Chez Turner il borne le quai de pierres d’origine (au centre de cette vue actuelle) alors qu’il se trouve aujourd'hui nettement plus loin, à 150 mètres de l’église.

Aurait-il été déplacé ? 

Le site des monuments historiques précise que l’ancien feu construit avant 1817 a été "remplacé" par le phare actuel achevé en 1862, donc pas déplacé. Et Wikipedia déclare que le phare existait en 1824 - avant le passage des artistes - et a été seulement amélioré en 1862. Licence topographique de Deroy et surtout de Turner, qui se seraient permis de rapprocher les éléments de la scène pour en accentuer l’effet dramatique ?


Remarque : dans la gravure de Motte la tour est dessinée par erreur sur le flanc sud de l'église alors qu'en réalité elle est dans le prolongement de la nef, le dessin original de Deroy étant sans doute ambigu.


En conclusion, on a parfois tort d’affirmer, après Shakespeare, que la réalité est plus riche que toutes les fictions, et on conseillera plutôt d’aller admirer la vision un peu théâtrale de Turner à Lisbonne plutôt que de risquer le voyage à Quillebeuf, car on a oublié de mentionner que quelques usines chimiques à fort risque, classées "Seveso seuil haut", dont l’énorme raffinerie Exxon-Mobil-Esso, ont trouvé les gravures de Deroy tellement romantiques qu’elles ont choisi de s’installer définitivement en face, sur l’autre rive, à Port-Jérôme-sur-Seine, à 500 mètres à peine du sujet de notre chronique.


mardi 26 mars 2024

La vie des cimetières (112)

Malaga, cimetière anglican. Sur une tombe abandonnée de longue date, l'épitaphe nous renseigne "Il n'est pas perdu, il nous a devancés". 


Où vont les morts ? Que deviennent-ils une fois rangés dans ces boites enfouies sous la terre ?

Nombreux se posent encore la question. Beaucoup ont la réponse. Pour certains, les morts vivraient à nouveau, mais dans un autre monde, un autre état du monde, une autre dimension. Pour d’autres, les cimetières ne seraient que les lieux de passage où s’effectuent les formalités de la décomposition, plus ou moins longue en fonction des capacités du sujet à résister aux bactéries et aux insectes.

Soit. On aimerait alors des preuves, des chiffres.
Dans les cas de doute toute personne sensée se tourne vers la méthode scientifique. 

Or David Elbaz est un astrophysicien qui écrit des livres de popularisation scientifique, et dans un beau livre écrit en 2021, "La plus belle ruse de la lumière", il présente, parmi les grands thèmes de la science, les chiffres de la disparition de chaque être humain.
On peut lui faire confiance, car son livre traite des questions les plus fondamentales, jugez-en à son sous-titre "Et si l'univers avait un sens…", les points de suspension suggérant qu’il en sait un bout sur la question et qu’il va nous le révéler… si on achète son livre.

Et on y apprend en effet que lorsqu’on meurt, les atomes de matière qui nous constituent, au nombre impensable de 3,6 fois 10 puissance 28 nucléons (protons ou neutrons), tous quasiment éternels, retournent dans le désordre à la nature d’où ils viennent, et participeront à la constitution d’autres organismes à venir à la surface de la Terre, dans une proportion de 10 millions de nucléons par organisme. C’est le facteur de dilution précise l’astrophysicien, sûr de ses calculs. 
Ainsi chacun de nous contiendrait 10 millions de nucléons ayant appartenu à Platon. Oui, c’est désagréable, convenons-en, mais on se consolera en pensant qu’ils sont délayés parmi les nucléons de Lucrèce, de Spinoza ou plus récemment de Clément Rosset, si ces derniers ont eu le temps de parvenir jusqu’à nous.
M. Elbaz quant à lui préfère penser aux 10 millions de nucléons hérités du corps de Cléopâtre, mais au risque de rafraichir son enthousiasme sensuel, ça ne représente jamais que le cent-mille-milliardième d’un grain de sable.

On sait par ailleurs, par l’encyclopédie Wikipedia, qu’auraient vécu approximativement 100 milliards d’être humains (sapiens) depuis les débuts de l’humanité, dont 8 milliards précisément sont encore vivants. Parmi les 92 milliards disparus, si on estime à 12 milliards - sans avoir aucune idée de la façon de les calculer - ceux en cours de décomposition dont les nucléons ne nous sont pas encore parvenus, il resterait 80 milliards d’individus parfaitement recyclés. 
Ainsi - en appliquant le taux de dilution de M. Elbaz - chacun de nous, vivants, hébergerait 10 millions de nucléons de chacun des 80 milliards d’anciens humains, soit deux cent-milliardièmes de l’ensemble de nos atomes, ou pour être plus clair environ le millième d’un grain de sable.
 
C’est vertigineux, non ?
On voulait des preuves chiffrées et la science les avait !

Le livre de M. Elbaz débute par une belle anecdote, une parabole. 
Dans les bois, l’auteur voit tomber une feuille morte qui s’immobilise soudainement dans l’air, sans atteindre le sol. On sent alors le savant attiré vers l'irrationnel, au bord de la tentation mystique. Il ne succombe pas et change seulement d’angle de vue.
La feuille était posée sur une toile d’araignée presque invisible.


Londres, aigrettes de pissenlit (dandelion) au cimetière d'Abney park. On pense fatalement aux pissenlits que les morts mangent par la racine dans la chanson de Ricet Barrier.

dimanche 17 mars 2024

Histoire sans paroles (50)

Mark Rothko, sans titre 1969, dernier tableau de la rétrospective chronologique à Paris en mars 2024. 
Dans les années 1930 Rothko peignait des scènes couvertes de formes évoquant des personnages qu’il disait mythologiques, dans les années 40 ces formes devenaient des taches floues aux teintes vives, dans les années 50 les taches se dilataient en grands aplats horizontaux aux couleurs intenses, dans les années 60 les couleurs s’assombrissaient progressivement, pour disparaitre dans une dernière série de rectangles, comme des paysages gris au ciel noir. Le peintre se suicidait en février 1970. On se demandait alors où étaient passées toutes les couleurs.

mardi 12 mars 2024

Ce monde est disparu (11)

Les principaux ingrédients indispensables à la réalisation d'un bon Magritte à 43 millions.

Impossible de ne pas comprendre, à la lecture de l'essai écrit par la maison de ventes Christie’s pour la promotion de L’ami intime de Magritte, qu'on a affaire au tableau le plus poétique de l’histoire de la peinture, et même de l’histoire de la poésie. La poésie y est invoquée 13 fois et le mystère 10 fois, ces mots flous destinés à faire croire que des idées sont profondes quand elles ne sont que creuses.

Parce que Christie’s aurait bien aimé battre tous les records. Il lui semblait que le tableau concentrait les thèmes les plus populaires de Magritte, et qu’en additionnant le nombre de ses œuvres représentant, comme dans L'ami intime, un ciel nuageux (861), un mur (533), un homme vu de dos (131), un chapeau melon (106), un verre (39) et une baguette de pain (29), on obtenait 1699, soit 87% du total des 1957 œuvres au catalogue du peintre, promesse de battre des records d’adjudication (pour mémoire Christie’s en empoche entre 15 et 30%).

Le décompte des objets dans les tableaux de Magritte provient de la base de données créée par une équipe de chercheurs canadiens déçus de n’avoir pas obtenu le droit de reproduire même de simples vignettes des tableaux dans leur étude sur l’œuvre de Magritte (nous en parlions en 2018).

L’erreur de calcul de Christie’s aura sauté aux yeux de tout spécialiste de la peinture belge, cependant la maison de ventes avait d'une certaine façon vu juste. Car L’ami intime, qui est pourtant le tableau fade d’un Magritte en manque d’inspiration et fabriquant un pastiche de lui-même, a disparu sans dispute en deux minutes contre l’enchère très respectable de 43 millions de dollars. Largement dépassé par L’Empire des lumières de 1961 du même Magritte (80M$ en 2022 chez Sotheby’s), L’ami intime entre cependant dans le cénacle convoité des 150 tableaux les plus chers de l’histoire des ventes, où il élève ainsi à 5 le nombre de Magritte, preuve de la popularité croissante des baguettes de pain et des chapeaux melons dans le monde de la spéculation.

Profitons-en pour annoncer aux amateurs de Magritte que son site officiel et médiocre vient de changer d’adresse sur internet mais qu’il est toujours aussi indigent en images. Sa biographie, curieusement tronquée, n’indique nulle part ni ailleurs sur le site la date de la mort du peintre. Geste manqué des ayants droit qui aimeraient secrètement toucher éternellement la rente des droits d’auteur ? En réalité Magritte est mort en 1967 et, selon la législation européenne d’aujourd’hui, son œuvre devrait devenir libre de droits et reproductible sans frais dans les blogs impécunieux dès le 1er janvier 2038 (à moins d’un subterfuge juridique qui le prolongerait indéfiniment, comme savent le faire maintenant les grandes marques).