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lundi 17 avril 2023

Mais où est l'erreur ?

À qui sont ces pieds ?
 
Comme nous venons de le voir avec l’Étalon de Vitruve, célèbre dessin de Léonard de Vinci, l’art est une chose mentale, et l’artiste parfait sait dessiner des personnages aux proportions parfaites. 
Mais ça, c’est la théorie. Dans la vraie vie la plupart des peintres, et pas des plus manchots, font couramment des erreurs dans leurs anatomies. Pourtant l’enseignement classique ne lésinait pas sur le nombre d’heures que passait l’apprenti artiste à reproduire l’anatomie des modèles vivants ou de pierre, non que le corps humain fût plus difficile à dessiner que celui d’une girafe ou d’un tardigrade, mais parce que l’œil humain repère instantanément le plus petit défaut physique chez un congénère, quand il ne ferait même pas la différence entre un tardigrade au long cou et une girafe asthénique.
Or, la faiblesse de la peinture réaliste, c’est qu’à la moindre erreur, à la première infidélité envers la réalité, l’ensemble soudain sonne faux, se révèle fabriqué. Qui découvre ce type de défaut dans un tableau pourtant admiré depuis des années ne pourra plus le regarder sans trouble et maudira le peintre pour cette trahison.

Par exemple, pouvez-vous désormais regarder sans malaise l’apôtre de Caravage à la National Gallery depuis qu’on vous a charitablement signalé cette disproportion de sa main droite ?
C’est pourquoi, pour ne pas gâcher vos futurs plaisirs dans les grands musées du monde nous illustrons aujourd'hui cette leçon sur les problèmes d’anatomie par un exemple inoffensif, une badinerie de Jean-François de Troy. 

Quelle capitale dans le monde, quel musée de la province française, n’a pas son tableau de Jean-François de Troy ? Cependant il est probable qu’ils ne les exposent pas. Le Louvre en montre 2 sur 28 (et en prête 11).
Serait-il exposé qu’on le regarderait à peine, ou alors avec dédain. On a soupé de ses quelques 200 ennuyeuses scènes de mythologie grecque, romaine, chrétienne, molles et sans invention, de ses piqueniques élégants, de ses bombances d’huitres, et même de ses 11 "tableaux de mode" qui décrivent avec force soieries, fanfreluches, falbalas et porcelaines les divertissements délicats de l’aristocratie et qui eurent leur petit succès (auprès de l'aristocratie) dans les Salons des arts autour de 1730.

La maison d’enchères Christie’s vient malgré cela de dénicher un millionnaire décidé à débourser 3,6 millions de dollars pour un de ces tableaux de mode, la Partie de lecture de 1735, 65 centimètres par 82 (détail en vignette)

Alors, de votre point de vue, à qui sont les deux pieds et les mules à talon brodées qui les chaussent, au centre du tableau ?
À la lectrice, dites-vous ? Admettons. On sait que l’anatomie, comme l’inspiration, n’était pas la spécialité de De Troy.
Ne riez pas, c’est beaucoup plus fréquent que vous ne le pensez ! 
Ah non, on ne dénoncera personne, n’insistez pas.

À moins que… On pourrait inaugurer un jeu des erreurs dans la grande peinture réaliste. Dénicher les fautes de perspective, d’ombres, d’anatomie, les incohérences en tout genre…


mardi 11 avril 2023

L'étalon de Vitruve (épisode 2 de 2)

Avant de tenter d’éclaicir ou au moins d’illustrer le succès de ce dessin de Léonard, précisons que ce ne sont ni lui, ni Taccola, ni Vitruve, pas même Polyclète ni Protagoras, qui ont inventé que "l’Homme est la mesure de toute chose". Les plus anciennes civilisations savaient bien qu’il était plus utile de fabriquer des vêtements, des lits, des chaises, des portes, adaptées à la taille des populations. 
Depuis des millénaires chaque ville, chaque région, avait créé ses propres unités de mesure anatomiques, sa coudée, son aune, son pied, sa paume, son pouce et leurs multiples. Sans ces unités locales les monumentales réalisations antiques que nous admirons toujours, des pyramides aux cathédrales, auraient depuis longtemps succombé à leurs malfaçons.
Aujourd’hui encore, malgré la mondialisation des échanges, nombre de pays parmi les plus influents utilisent quotidiennement leurs propres unités anatomiques, ce qui produit régulièrement des situations cocasses (voir un excellent et court article de S. Stevenson sur le système métrique).
On se rappellera l’aventure de la sonde américaine Mars Climate Orbiter en 1999 qui s’est explosée au sol en arrivant sur la planète Mars parce que la NASA l’avait équipée d’appareils de mesure de l'altitude fabriqués avec des unités disparates, à la fois métriques et anglo-saxonnes.    
Semblablement, qui n’a été confronté au choix d’un écran de télévision, d’ordinateur, ou de téléphone et incapable de se faire sur catalogue la moindre idée des dimensions de la chose, exprimées en pouces, en inch(es) voire avec le symbole des secondes (") ?

Ces situations font sourire, néanmoins elles nous préservent encore un peu de cet avenir idéal dont rêve l’Homme de Vitruve et que décrivait Aldous Huxley en 1931 dans Le meilleur des mondes, d’une civilisation d’humains mesurés, formatés, unanimes, drogués au divertissement, presque notre civilisation moderne, pourtant.

L’être humain n’aura jamais qu’un seul point de vue, celui de sa propre perception, à sa mesure, et c’est peut-être cet égocentrisme fondamental qui fait le succès du dessin de l’Homme de Vitruve, pourtant dérisoire avec ses deux centres, et inquiétant pour ceux dont les mensurations s’éloigneront de cet idéal.
En 2006, jugeant qu'il évoquait un peu trop ce monde d’humains standardisés, interchangeables, et virils, la société Manpower l’a abandonné pour un logo moins explicite, en forme d’acronyme presque abstrait.  


Mais l’Italie est désormais tellement attachée à cette image, déclarée parfois "emblème de l’identité nationale", qu’un tribunal italien suspendait en 2019, à la demande d’une association, le prêt du dessin à la grande rétrospective Léonard de Vinci du musée du Louvre, pour infraction aux articles 65-67 du code italien des biens culturels. Le gouvernement italien accorda finalement le prêt pour éviter l’incident diplomatique.

Ce fameux code italien, en contradiction manifeste avec les conventions internationales relatives au domaine public, notamment son article 108, continue cependant de sévir, surtout depuis les succès (au moins juridiques) des musées de Florence dans les affaires Michel-Ange ou Botticelli (relatées ici).
À son tour, depuis 2019, l’Académie de Venise, gardienne du dessin de Léonard, réclame des droits de reproduction à la société Ravensburger qui en vend internationalement un puzzle de 1000 pièces depuis 2009. Revendication illégale et illégitime, on l’a vu, mais c’est l'état propriétaire actuel du dessin, en l’occurrence l'état italien, qui écrit sa propre loi, au moins sur son territoire, et ces infractions aux principes humanitaires du domaine public arrangent aussi dans leurs propres affaires les autres états (voir le décret Chambord en France) qui ne s’empressent pas au secours des entreprises rançonnées.
La presse ne se pose pas de question et adopte le point de vue du puissant, celui qui réclame ce qu’elle appelle des "royalties impayées". La marque de puzzles, qui refuse de payer, va probablement le retirer de son catalogue pour s’épargner un imbroglio juridique et diplomatique.

illustration : La société créatrice de ces puzzles devrait rester sur ses gardes… Il n’est pas normal qu’elle n’ait pas reçu de réclamation de redevance de la part des musées de Florence pourtant bien rodés sur la question d’abuser du domaine public. Quant à la Joconde, il est étonnant que le Louvre, prêt à toutes les complaisances et compromissions pour quelques dollars, n’ait pas encore trouvé une place pour son égérie sur le même trottoir que la Vénus ou le David italiens.

Les états ont les icônes, les emblèmes qu'ils méritent, la France et sa Lisa italienne qui jaunit depuis 5 siècles au fond de sa loggia, impotente au point qu’on n’ose plus lui demander de bouger un peu pour analyser la source de sa couleur douteuse, l’Italie et sa Vénus sirupeuse, son David simiesque, et son étalon de Vitruve.
Gougueule, à qui on demande quelles sont les dimensions de ce dernier, répond sans hésiter "hauteur 35 cm et largeur 26 cm", ce qui donne une idée précise de la grandeur de l’Homme. Elle ne dit rien de son épaisseur, sa profondeur, qui est trop insignifiante.

mercredi 5 avril 2023

Le tirebouchon de Vitruve (épisode 1 de 2)

Léonard de Vinci, étude anatomique sur le vol humain
(voir le commentaire plus bas)


C’est un fait maintenant reconnu, le Dieu (ou la Nature diront les sceptiques, mais c’est la même chose) a créé la banane pour qu’elle s’adapte parfaitement au nombre de phalanges de la main de l’Homme, afin qu’il puisse la saisir fermement, rompre sans effort son extrémité dont la résistance a été soigneusement calculée (c’est une des constantes fondamentales de l’univers), et déployer harmonieusement les pans de l’épluchure autour de ses phalanges. Ce réglage fin de la banane était rendu nécessaire par la précision avec laquelle le Dieu avait ajusté les proportions de l’Homme même, son chef-d’œuvre.

En effet il y a 2500 ans le sculpteur Polyclète découvrait les proportions du corps humain idéal, confirmées 500 ans plus tard par l’architecte romain Vitruve qui en détaillera les valeurs au complet dans son traité De Architectura.
1500 ans plus tard Taccola (Mariano di Jacopo), ingénieur italien, les illustrera en dessinant l’Homme dans un carré inscrit exactement dans un cercle.
Ce que constate cette inflexible tradition, c’est que le sexe de l’Homme - ou le nombril comme on le verra pour une certaine mouvance - se trouve pile au milieu d’un carré qui s’inscrit précisément dans un cercle, et que les proportions entre les différentes parties de l’Homme, tête, buste, bras, main, doigt, et… le reste, sont très rigoureusement combinées, non seulement pour un fonctionnement optimal, mais surtout pour faire de l’Homme le centre du monde et la mesure de toute chose.

Quelques décennies plus tard, héritier de cette tradition millénaire, Léonard de Vinci, s’inspirant du dessin de Taccola et recopiant scrupuleusement les valeurs des proportions de Vitruve, faisait de tout cela un dessin ne respectant pas lesdites proportions mais appelé communément "l’Homme de Vitruve", jalousement caché aujourd’hui dans les réserves du musée de l’Académie à Venise et rendu visible seulement dans une médiocre reproduction
Mais, alors que Taccola avait dû, à la manière de Procuste, faire dépasser la tête et les pieds du carré pour les accorder au cercle, le génial inventeur toscan évita la décollation en abaissant le carré qui tombe désormais un peu au jugé dans le cercle. Néanmoins le sexe de l’Homme est toujours précisément au milieu du carré, et c’est le nombril qui vient alors se placer au centre du cercle. Ainsi, après Léonard, l’Homme aura désormais deux centres, concept original, reconnaissons-le, mais c’était l’effervescence intellectuelle de la Renaissance.

Illustration : Dans sa lancée, persuadé que l’homme fonctionne comme une machine, Léonard mettait ses théories à l’épreuve en réalisant dit-on des expériences mécaniques de vol humain assisté. Il échoua, comme d’habitude, mais inventa tout de même à cette occasion le tirebouchon, qui s’inscrit également dans un carré et à peu près dans un cercle (notre illustration originale est une reconstitution fidèle d'après les dessins du maitre dans le fameux "codex à rondelles").

Ce croquis d’un homme emboité au chaussepied dans des formes géométriques, opinion de Léonard sur le monde, deviendra inexplicablement, à partir de sa redécouverte après 300 ans, mais surtout depuis 1965, plus qu’un dessin, une icône de notre civilisation.
Inexplicablement, vraiment ?
En 1965 la société Manpower, pourvoyeuse de ressources humaines temporaires, le choisissait comme logo et en inondait la planète pour les 40 ans à venir.


lundi 6 mars 2023

Comment peindre vite un Caravage

Menacé de décapitation par la justice pontificale pour avoir tué un noble influent, Caravage, fuyant Rome puis Naples, séjourne de 1607 à 1608 à La Valette, sur l’ile de Malte, où il peint 5 ou 6 tableaux dont l'immense (5,20m de large) décapitation de Jean-Baptiste (détail ci-dessus) pour la cathédrale de la ville. C’est l’un des deux seuls tableaux signés de Caravage (avec une tête de Méduse de 1597). Il s’est identifié au décapité en signant de son prénom "f michelAng…", en imitant un tracé au doigt dans le sang du saint.


Il y a quelque temps déjà nous avons dévoilé que Caravage, cet inventeur de génie qui bouleversa l’histoire de la peinture en remplaçant les douces ombres de la Renaissance par de crasseuses ténèbres, peignait de la main droite et portait donc l’épée à gauche, révélation essentielle.
Aujourd’hui nous découvrirons dans une courte vidéo de 15 minutes, que contrairement à la belle fiction qu’on raconte encore pour endormir les enfants, Caravage ne peignait pas ses grandes toiles sans dessin préparatoire.

Le site ARTEnet publie des vidéos décrivant de façon digeste, démonstrations à l’appui, les techniques picturales des peintres italiens classiques, agrémentées de force références. C’est très bien fait, mais il y a peu de versions françaises des vidéos, seulement Caravage et Léonard semble-t-il.

Comme on ne connait toujours aucun dessin sérieusement attribuable à Caravage, et que les moyens d’investigation scientifiques ne révélaient pas de traces de dessin sous les couches de pigment de ses tableaux, on accordait généralement foi à la légende et aux sources anciennes qui prétendaient qu’il peignait sans faire la moindre esquisse, sans même dessiner.
Pourtant la perfection de la mise en scène des personnages, dans la plupart des ses œuvres, où tout est calculé pour que le sujet s’inscrive parfaitement dans le cadre (en croix, en cercle, en escalier…), contredisait aisément cette prétendue improvisation. Mais Caravage comme Léonard est un génie, et un génie est capable de faire des miracles, de découvrir les lois de la gravitation des siècles avant Galilée et Newton, ou de peindre des tableaux sans les mains, avec un pinceau magique comme dans les films de Walt Disney.

En réalité, les implications de Caravage dans nombre de rixes attestent son caractère impétueux, emporté, et son credo étant de représenter strictement la réalité, sans enjolivement ni fioriture, il jugeait sans doute inutile de perdre du temps à faire des dessins préparatoires qu’il aurait fallu reporter laborieusement sur la toile, donc les dessiner une deuxième fois, et faire à nouveau poser les modèles de longues heures pendant lesquelles les mouvements et la lumière déplaceraient encore les plis et les ombres.

Ainsi s’est-il fabriqué une méthode rapide. Sans doute à partir d'un croquis jetable de la mise en place des personnages, il gravait directement sur la toile apprêtée les contours déterminants du dessin, avec un poinçon afin que la trace reste sensible malgré les couches de peintures qui les recouvriraient, contours qu’il affinait ou précisait d’un pinceau rapide au pigment noir. Il ajoutait parfois, du même pinceau, les grandes lignes d'un rare décor. 
Puis il faisait poser les modèles l’un après l’autre. Pour chacun, il dessinait le modelé directement au pinceau sur la toile, avec une seule couleur siccative plus ou moins délayée, souvent d’une manière détaillée comme il l'aurait fait sur une étude préparatoire, avant de passer au coloriage.

Les instruments d'investigation modernes - dont l’inévitable scanner à réflectographie multispectrale à infrarouge - ont montré des "traces évidentes de dessin préparatoire dans beaucoup des œuvres du peintre" (dit la vidéo à 4’05"). 

Un tableau fait à la va-vite par le peintre fuyard peu avant sa mort, lors d’une dernière étape en Sicile à Messine, l’Adoration des bergers (actuellement au musée de Messine), ressemble assez à un tableau inachevé et illustre bien les étapes de sa méthode (malgré des reproductions disponibles catastrophiques)

Cette manière accélérée de peindre occasionnait évidemment erreurs et repentirs. Chaque personnage étant réalisé séparément, en commençant curieusement par ceux du fond, d’après les examens, il arrivait que le suivant, plus proche, déborde et recouvre une partie pourtant achevée du précédent (voir la vidéo à 12’17"). L'optimisation n'était pas toujours optimisée.

Et puis les personnages couvrant souvent toute la toile, qui est grande, Caravage n’avait pas toujours le recul suffisant pour éviter certaines erreurs de proportions et de perspective. Par exemple dans les Pélerins d’Emmaüs, à la National Gallery de Londres, la main droite de l’homme à la gauche du Christ (en rouge) donne l’impression d’être, en fonction de la perspective, deux fois plus grosse que sa main gauche. 

Enfin, l'impression de collage, de juxtaposition un peu artificielle qu'on ressent souvent devant les personnages de Caravage est ici sensible avec l’extraordinaire panier de fruits, chef-d'œuvre de la nature morte, qui semble en équilibre instable et près de basculer dans le vide.

mardi 4 octobre 2022

Promenade à Detroit

André Kertész, Homing ship, photographie, New York 1944 (Detroit institute of Arts).

Notre civilisation, fière de ses avancées, réalise qu’elles la conduisent inévitablement vers l’abime. Alors elle commence à réagir par de petites mesures sur les conséquences plutôt que sur la cause. Il semble bien que nous devrons désormais, habitants sans privilèges de l’Europe de l’ouest, renoncer à aller visiter ces musées du Nouveau Monde qui nous auront fait rêver, Chicago, New York, Boston, Philadelphie, Detroit… 
Qu’à cela ne tienne ! C’est le rôle des rêves de ne jamais se réaliser. Tant que nous avons un reste d’électricité et un logiciel de navigation (et aussi des tas de serveurs informatiques dans des paradis fiscaux). Les musées américains sont éloignés mais leurs sites sur internet sont prodigues. 

Le Detroit Institute of Arts, un des 10 premiers musées des États-Unis par l’ampleur de ses collections, en partage une grande partie dans de belles reproductions copiables et aux dimensions honorables (2048 pixels).  

Constituée depuis les années 1880 par les magnats et bienfaiteurs de l’humanité, de la presse et de l’automobile que furent les Dodge, Firestone ou Ford, la collection était estimée plus de 8 milliards de dollars en 2014, lorsque la ville de Detroit qui la gérait, en faillite après l’abandon de ces mêmes bienfaiteurs de l’humanité, menaça d’en mettre une partie à l’encan, la plus vendable, Brueghel, Rembrandt, Van Gogh, Matisse. Des solutions de financement furent finalement trouvées, mais l’administration du musée était toujours instable quand survinrent la pandémie de 2020, puis la crise économique. Depuis, nous n’avons plus de nouvelles (pour être honnête, nous n’avons pas cherché à en avoir, afin de maintenir cet optimisme qui fait la marque de fabrique de Ce Glob).  

S’il faut croire l’encyclopédie Wikipedia en anglais, l’évènement marquant de la vie du musée advint le 24 février 2006, quand un garnement colla son chewing-gum sur un grand tableau de 2 mètres d’Helen Frankenthaler. Après 4 mois d’acharnement la toile restaurée par le laboratoire de conservation du musée était comme neuve. On aura frôlé la catastrophe. Par chance le scandale a été oublié car c’était également le jour où les Detroit Pistons ont vaincu les Chicago Bulls.

Pratique : 
La visite des collections se fait par pages de 8 à 9 vignettes, ce qui est assez laborieux, par exemple quand la recherche des mots "de La Tour" annonce 5417 pages. Par chance les premiers affichés seront les résultats qui comportent les 3 mots recherchés (pour trouver une expression exacte, entourez-la de guillemets doubles).
Il faudra également renoncer à déambuler comme dans les salles d’un musée. Pas de consultation de l’ensemble du catalogue en vignettes ; ici, il faut savoir ce que l’on veut. Mais la fonction de recherche est assez généreuse si on saisit des mots anglais suffisamment généraux comme painting, watercolor, etching, pastel, sculpture, french, et si on utilise les filtres fournis, par collection et par date.

Notez enfin qu'il n'est pas rare, après un peu d'attente, de recevoir temporairement et aléatoirement, au lieu de la page demandée, une page "Pardon our dust", qui signifie "pardonnez notre poussière" ou prosaïquement "Site en travaux, revenez dans un temps indéterminé".


Karel Dujardin, détail de la Sainte famille de retour d'Égypte, 1662 (Detroit institute of Arts).
 
Voilà une litanie de liens qui allécheront alphabétiquement le chaland :

Bouguereau, ouvrons avec les mièvres Cueilleuses de noisettes, car il parait que c’est, comme la Joconde au Louvre, de loin le tableau favori des visiteurs du musée (nous ne commenterons pas). Breton, Jules, un curieux incendie dans une meule de blé. Bronzino, 3 belles choses. Pieter Brueghel l’ancien, la fameuse Danse de mariage et de nombreux détails (voir les flèches en haut à gauche dans la fenêtre de zoom). Butinoneâmes sensibles, évitez ce lien - le Massacre des innocents. Caravage, Marthe et Marie-Madeleine. Church F.E, la côte de Syrie. Jan de CockLoth et ses filles. Karel Dujardin, Retour d’Egypte. Fussli, le célèbre Cauchemar. Orazio Gentileschi, Femme au violon. Henri Gervex, Café à Paris. Ghiglia - La rose artificielle (il y a un piège dans le titre). Hammershøi, encore une femme dans un intérieur. M.J. Heade, un Paysage de mer. Holbein, un portrait de femme. André Kertész, beaucoup de belles photos dont la magnifique Homing ship

Pause détente, avec le Salvator Mundi présumé de Léonard de Vinci. Pour qui regretterait la disparition du tableau à 450 millions de dollars dans le désert saoudien, Detroit en possède un clone très ressemblant, aussi inexpressif, attribué un temps à Léonard, puis à son "fils adoptif" Salaï, puis à Giampetrino. Mais où s'arrêteront-ils ?

Reprenons avec Alfred Leslie, une violoniste. Detroit possède peut être l'intégrale des gravures de Martin Lewis, et nombre de dessins préparatoires. Nous en parlions en 2009, mais la plupart des liens sont morts. En voici quelques autres : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7. Liotard, portrait au pastel de Marie-RoseThomas Moran, une Venise à la Turner. Rembrandt Peale, un homme lisant à la chandelle. Jan Provost, un délicieux Jugement dernier. De Rauhauser une longue série de photos, dont Car wreck. W.T. Richards et sa Long Branch Beach. Jacob van Ruisdael, le célèbre Cimetière juif. Gilbert Stuart, les beaux portraits de la famille Todd. Un Ter Borch rare, l'homme lisant. Une extraordinaire scène goyesque avant Goya d'Adriaen van de Venne, Quaet slagh ou Angry blows (?) Un étrange portrait d'homme par Velázquez. Une mer calme de Simon de Vlieger. Un intérieur de Vrel. De Richard Wilson, un paysage avec un moine blanc difficile à distinguer. Enfin, les spectaculaires Bottes marines d'Andrew Wyeth.

jeudi 14 juillet 2022

Améliorons les chefs-d'œuvre (23)

13 mars 2018. Des membres du collectif "Libérons le Louvre" protestent contre le groupe pétrolier Total devant le Radeau de la Méduse de Géricault. Quel calme dans l’immense salle Mollien, vitrine de toutes les légendes sur l’histoire de la France !

L’affaire, comme à chaque fois, n’est pas passée inaperçue, car le moindre geste hostile contre le plus parfait symbole de la France (bien que d’origine italienne) est un sacrilège, une insulte à la Patrie, à l’Art, à l’Humanité.

Alors se travestir en inoffensive vieille dame handicapée en fauteuil roulant, conquérir, avec la confiance des surveillants, une épaisseur de 15 mètres d’une foule indistincte, puis grignoter 3 mètres encore en étant admis dans la zone de sécurité, se trouver enfin à 2 mètres de l’idole, se lever brusquement en rejetant d’un geste théâtral le voile qui cachait l’arme du crime et, contre la vitre blindée de la cabine où se morfond le buste de la transalpine rombière, projeter une grosse tarte molle essentiellement faite de crème Chantilly ou pâtissière, tout cela constitue pour la justice une tentative de dégradation d’un bien culturel. 

Ce ne sont toujours que des tentatives, rassurez-vous. La Joconde n’a pas une égratignure. Seul le temps peut se vanter de l’outrager encore.

Cependant pour endiguer toute tentative d’imitation qui pourrait dégénérer, l’institution a mis en place au Louvre un processus bien réglé : encerclement courtois par le service d’ordre du musée, remise des coupables aux services de police, dépôt de plainte systématique, fine analyse psychologique à l’infirmerie de la préfecture de police, qui conclut sans délai, et relate à la presse bouche bée que les propos incohérents et les revendications incompréhensibles des personnes révèlent sans conteste un comportement psychotique qui exigera un enfermement d'une durée indéterminée (lire des exemples similaires en 2009 et 2013).

Le 29 mai vers 18 heures, avant d’être emmené par la police, l’entarteur criminel lançait, après sa pâtisserie sur l’idole, des roses dans le public en déclamant "Il y a des gens qui sont en train de détruire la Terre, les artistes, pensez à la Terre, c’est pour ça que je l’ai fait". 
Il a fait comme nombre de désespérés, surtout en Angleterre où ils sont très organisés, qui réagissent au dérapage sans frein de l’économie libérale et de la finance déboutonnée en fomentant des coups d’éclat dans les musées, généralement bénins mais assez voyants pour provoquer un écho dans les médias. 

"Mais pourquoi s’en prendre à ce pauvre morceau de bois sous perfusion ?"

Justement parce qu’il est l’emblème de toute autorité, parce qu’on en a fait l’idole qui n’a pas à prouver sa légitimité, relique intouchable qu’on vénère à distance et qui guide tout le fonctionnement de l’institution. Sans elle le Louvre errerait. 
Y a-t-il symbole plus évident de l’autorité ? Depuis 2005 on sait qu’elle est indestructible, au fond de son aquarium, sous bonne garde, et qu’on n’égratignera qu’un symbole, mais ce sera devant des centaines de badauds et autant d’appareils de prise de vue reliés en permanence aux réseaux d’information (*).

"Soit, mais le stratagème est-il réellement utile, ne fait-il pas seulement la très brève popularité de ces cassandres sans améliorer celle de leur cause ?"

Ah, ils ont tout de même obtenu de petites victoires ! Certains des plus grands musées, de Londres à New York (le Louvre résiste encore), ont renoncé au soutien financier des grandes compagnies pétrolières qui depuis longtemps s’achètent indulgences, bonne conscience et avantages fiscaux au moyen du mécénat (comme les compagnies pharmaceutiques et l’industrie de la mode), et ne font rien pour limiter leur impact sur le dérèglement climatique.
Reconnaissons-le, c’est peu. On griffe l’image de marque de quelques sociétés multinationales, alors que le secrétaire général des Nations-Unies en personne, lui aussi désespéré, vient implicitement de reconnaitre qu’il est déjà trop tard, et de pointer la responsabilité des 20 plus grands pays de la planète.

Mais le citoyen est trop gentil. Il rit sans retenue quand il voit un représentant de l’autorité souillé par la réception d'un objet mou gorgé de crème. Il pense que bafouer l’autorité en la ridiculisant publiquement suffira à le soulager de ses humiliations. 
Or ça n’est qu’une illusion qui ne fait que les prolonger, et l’autorité le sait bien qui lui permet de libérer la soupape de son ressentiment à date fixe, dans des festivités supervisées inscrites au calendrier.
Dans Chroniques du village global, Umberto Eco se demandait "une lutte armée est-elle possible un dimanche de championnat ?"

Bonne fête du 14 juillet !

***
* C’est d’ailleurs là, pour le service d’ordre, la limite de la courtoisie. On aura peut-être noté à l’écoute attentive de la fin de l’extrait central de la vidéo que deux membres de la sécurité enjoignent à l'auteur de la vidéo d’arrêter de filmer.

lundi 13 juin 2022

Vers l’infini et au-delà (encore)

Le chroniqueur des ventes aux enchères sait que son gagne-pain est assuré pour longtemps, car l’être humain ne s'épanouit que dans le superlatif. Le moindre le navre, l’humilie. 

Et ils sont forts chez Christie’s pour entretenir cette éternelle inflation du marché de l’art ! Rappelons que l’entreprise appartient à un des plus riches spéculateurs et milliardaires français.
En 2017 elle parvenait à vendre aux enchères une vieille croute outrageusement maquillée pour ressembler à un Léonard de Vinci, et empochait à l’occasion environ 60 millions de dollars de frais, sur 450. Pour mémoire, acheté par l'apprenti Staline d’Arabie saoudite, le tableau a depuis disparu dans la nature, abandonné même par les experts qui l’avaient authentifié.

La maison d’enchères vient de récidiver avec le deuxième record en vente publique, en refilant contre 195 millions de dollars, dont plus de 35 dans sa poche, un "portrait de Marilyn par Warhol" - expression abusive puisqu'il s'agit d'une photo dont l’auteur n’est pas cité, et que Warhol a usurpée et reproduite en sérigraphie en la badigeonnant de couleurs vulgaires.  
De l’argent bien gagné. On dit que certains observateurs en furent déçus cependant. L’estimation était plutôt de 235 millions (frais compris), d’autant qu’une autre des Marilyn de la série par Warhol avait été achetée en vente privée en 2018 par un milliardaire américain contre 250 millions. C’est un peu vexant, mais les temps sont durs pour tout le monde. 
4 minutes d’enchères, parait-il. Un seul enchérisseur. Curieusement, l’acheteuse est la galerie Gagosian, qui avait déjà vendu cette même sérigraphie, au vendeur actuel, en 1986. Ça doit être une coïncidence.

Comment, vous ne connaissez pas la galerie Gagosian ? C’est que vous ne vous intéressez pas à la spéculation, ni à la fraude en col blanc.

Depuis les années 1980 Larry Gagosian a ouvert une vingtaine de galeries d’art au cœur des villes renommées de la planète, New York, Londres, Rome, Paris, Genève, Hong Kong, Le Bourget (on ne refuse pas un grand espace d’exposition-vente dans l’enceinte d’un aéroport).
Et quand Gagosian expose dans une de ses galeries, les prix enflent en un rien de temps. Tous les plus chers, talent ou pas, y sont passés, Kiefer, Mc Carthy, Basquiat, Koons, Twombly, Paik, Murakami, Serra, Hirst… 

Le procédé est très ordinaire. Il suffit d’un espace où exposer des choses. Et on attire les médias, donc le client, en provoquant un petit scandale mondain autour d'une exposition.
Si parfois les prix ne montent pas assez vite, on les poussera éventuellement en achetant une œuvre à un prix inattendu, par l’entremise de prête-noms, sociétés multinationales ou célébrités qui seront ravies qu’on parle d’elles. La nouvelle cote de l’artiste, gonflée artificiellement, revalorisera l’ensemble de l’œuvre. Alléché par l'odeur de plus-values rapides et considérables, le spéculateur grégaire accourra les yeux fermés. 

C’est le procédé employé par Damien Hirst, entrepreneur que les revues d’art appellent encore artiste, et que Gagosian exposait régulièrement, notamment en 2012 simultanément dans 11 de ses galeries, avec 300 toiles blanches couvertes de points de couleur aléatoire régulièrement espacés, parmi 1500 toiles sur le même motif réalisées par l’atelier de sous-traitants du peintre. 
En 2008, voyant sa cote baisser sensiblement, Hirst organisait chez Sotheby’s une massive vente aux enchères de ses propres œuvres, très remarquée et relayée par les médias.
Il a dû admettre récemment, au moins à propos du célèbre crâne tapissé de diamants de 2007, soi-disant acheté 89 millions de dollars (ou d’euros lit-on aussi), qu’il n’avait en réalité jamais été vendu et appartenait toujours au groupe d'investisseurs dont il fait partie.

Détail d’un des 107 tableaux de la série Cerisiers en fleurs. Après avoir licencié une partie (60 personnes) de son atelier pléthorique pendant la pandémie de 2020, Damien Hirst est forcé d’apprendre à peindre. Il commence par des taches roses sur fond bleu. C’est mièvre, un peu écœurant mais on sent qu’il fait des efforts. Il les exposait récemment (avec un préambule abyssal de son cru) chez un grand bijoutier parisien pour enfin s'acheter des pinceaux plus fins et se payer des cours sur internet. 
Dans la presse ce ne sont qu’émerveillement, éloges, dithyrambe ! Il y a certainement une raison.

Parmi les exploits de la galerie Gagosian, en oubliant les scandales fabriqués autour des œuvres exposées, notons ses différends avec la justice dès 1990 pour fraude fiscale, en 2009 sa curieuse exposition de "lingots d’or frauduleux", en 2011 l’exposition à New York des peintures du prix Nobel en 2016, Bob Dylan, dont il a été rapidement prouvé qu’elles étaient des reproductions de photos trouvées sur internet et copiées sans l’autorisation ni la rémunération des auteurs, ou en 2014, l’exposition, encore sans l’accord des auteurs, de photographies téléchargées d’Instagram par Richard Prince et vendues des dizaines de milliers de dollars.

Il est difficile d’être étonné par cette persévérance à manipuler la crédulité de ses semblables, à une époque où l’on met en examen sous contrôle judiciaire le président du plus grand musée de l’univers (remplacé dans ce poste juste à temps fin 2021), dans une affaire internationale de trafic d’antiquités proche-orientales, ou quand le ministère de la Culture déclare "Trésor national" un ensemble d’objets réunis par quelques farceurs Incohérents à la fin du 19ème siècle (on en parlait ici), ensemble qui pourrait bien être, d’après une enquête du journal Libération, une mystification, le canular d’un canular, une fumisterie au carré.

vendredi 25 février 2022

Non, ça n’est pas la Joconde

Joseph Duplessis, portrait de madame Lenoir c.1764 (musée du Louvre)

Lecteur averti, lectrice avisée, quel est pour toi le plus beau portrait du Louvre, celui qui t’attire irrésistiblement quand tu flânes dans le musée ?
Naturellement, tu n’a pas versé dans le piège, tu as répondu sans hésiter « le portrait de madame Lenoir par Duplessis ». 
Tu as raison. Il y a au Louvre peu de portraits comme celui-ci - un ou deux Rembrandt peut-être - dont on peut dire qu’il n’est pas une figure arrangée pour flatter le modèle ou sa gloire, ni un stéréotype sorti des chimères d’un peintre, mais un être humain, une personne qui vit, un peu à l’étroit dans son cadre doré et ses deux dimensions, mais qui a la courtoisie de reprendre à chaque visite notre conversation silencieuse exactement où on l’avait interrompue. 

Sur son site, le Louvre reproduit madame Lenoir plongée dans un bocal enfumé, jaunâtre, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. La photo date probablement. Joseph Duplessis l’a peinte peu avant 1764. Il n’était pas encore l’un des portraitistes les plus appréciés des personnalités et de l’aristocratie, de Paris à Versailles. Il faudra attendre la décennie suivante pour les portraits de Necker, Gluck, Vien, Louis 16, mais on parlait déjà de la grande ressemblance de ses portraits, franche mais bienveillante.

Catherine Louise Lenoir, née Adam, tenait à Paris un commerce de bas (et visiblement aussi de nœuds papillon, falbalas et fanfreluches). Le Louvre, jugeant le métier peu digne du plus grand musée mondain de l’univers, a préféré titrer le portrait « Madame Lenoir, mère d'Alexandre Lenoir, fondateur du Musée des Monuments français ». En réalité, quand Joseph Duplessis portraiturait sa maman, le petit Alexandre, né en 1761, avait à peine piétiné quelques châteaux de sable.
Le peintre avait alors un peu plus de 35 ans, ce qui rend étrange le commentaire du musée qui attribue le tableau à une supposée « École de Duplessis » - ou alors École de est un terme fourretout quand on n'est pas certain d'une attribution.
  
J’entends, lecteur cynique, lectrice perverse, ta question sournoise « c’est peut-être le plus beau portrait du musée, mais pourquoi est-il absolument inconnu, quand l’auteur a peint des banquiers, des musiciens classiques, même un roi, raccourci depuis et mondialement célèbre pour cette raison, alors que l’autre portrait du Louvre, celui qui attire quotidiennement sur place des milliers de fanatiques, est tellement célèbre qu’il est reproduit par millions, aimanté, sur les réfrigérateurs de la planète entière ? »

À cela je répondrai que, même d’un vulgaire point de vue quantitatif, Duplessis n’a aucune leçon à recevoir d’un équivoque émigré italien. 

Tu sais, lecteur sceptique, lectrice incrédule, qu’un portrait de Benjamin Franklin, Père fondateur du libéralisme étasunien et entrepreneur exemplaire pour tout américain, orne depuis 100 ans presque sans interruption les billets de banque de 100 dollars. 
Sache que cette effigie était jusqu’en 1993 une gravure fidèle d’un tableau dit Franklin au col de fourrure, et depuis 1996 d’un autre tableau dit Franklin à la veste grise, le préféré du modèle.
Sache que ces deux portraits ont été peints par Joseph Duplessis en personne, en 1778 pour le premier quand Franklin était en France (la toile est actuellement au Metropolitan Museum de New York) et en 1785 pour le second, d’après son pastel de 1778 (à la National portrait gallery de Washington depuis 1987, et dans le bureau ovale de la Maison blanche depuis 2017).

Sache donc que cette tête de Benjamin Franklin par Joseph Duplessis circule aujourd’hui dans les poches et entre les mains (pas toujours propres) des habitants de tous les pays de la planète en 14.000.000.000 d’exemplaires… 
Ce qui se lit quatorze milliards.

Na !

dimanche 4 juillet 2021

Rien ne va plus ?

Des enchères irréelles voire féériques de ces dernières années ont pu faire croire aux sociétés de vente d’objets d’art qu’elles pouvaient fourguer n’importe quoi, si la publicité en était convenablement optimisée.
En effet, 450 millions de dollars contre un Léonard de Vinci moche et douteux en 2017, ou 69 millions en 2021 contre un certificat d’authenticité et de propriété (NFT ou jeton numérique non fongible) sur un fichier JPG du dessinateur numérique Beeple, images virtuelles qu’on trouve gratuitement sur internet, suggéraient que la surenchère dans le domaine n’avait pas de limite.

Deux cas de fraiche date illustrent cette outrance des maisons de vente.

Christie’s proposait le 24 mai à Hong-Kong un grand tableau (1,53m.) de 1924 de Xu Beijong, intitulé L’esclave et le lion, précédemment vendu 5 millions de dollars en 2006. Il était présenté comme une œuvre de « qualité muséale », importante au point de la vendre seule dans une vacation particulière, estimée cette fois-ci 40 à 60 millions de dollars, et accompagnée d’un somptueux catalogue illustré de 70 pages. Le peintre y est présenté comme « un des plus grands du 20ème siècle, pionnier du réalisme chinois, notamment grâce à ce tableau, la plus haute estimation d’une œuvre d’art asiatique sur le marché ».

Xu Beihong, mort en 1953, était un peintre trois fois académique de la première moitié du 20ème siècle. Il ne peignait quasiment que des animaux, et toujours le même cheval à la manière traditionnelle chinoise, en gracieuses trainées d’encre noire. Ayant appris l’huile à Paris, il en a aussi fait quelques scènes édifiantes lourdement symboliques avec des personnages, dans le style académique du 19ème siècle en occident. Enfin il fut responsable de nombreuses institutions en Chine dont l’Académie des beaux-arts de Pékin, au début de la dictature de Mao Zedong.  
L'esclave et le lion, prototype de son style occidental allégorique, sentimental, pâteux, pour tout dire indigeste, méritait à ce titre tous les superlatifs. 
Remarquez, dans la vidéo promotionnelle, le détail du sang qui dégoutte de l’écharde dans la patte du lion implorant l'esclave apeuré.

Peu après, la maison Rouillac proposait, le 6 juin dans une garden-partie au château d’Artigny en Indre-et-Loire, une vue de Dieppe en 1882 par Claude Monet. Le tableau venait d'essuyer quantité d'éloges.
Le fils Rouillac annonçait, lors de la vente « un tableau qui a eu une couverture de presse fantastique, la une de la Gazette de Drouot, une présentation au Musée des beaux-arts de Tours… ». Il aurait pu ajouter l’unanimité de la presse locale, et une exposition à Dieppe, où était filmée la complainte du conservateur en chef de l’impécunieux Château-Musée et des visiteurs autochtones, qui rêvaient d'un retour de cette vue de Dieppe auprès de l’endroit où elle a été peinte (dans cette vidéo couleurs et détails sont bien reproduits).
 
Ajoutons que le tableau, bien que non signé, bénéficie d’un pédigrée solide, sous le numéro 707 au catalogue de Wildenstein.
Le hic est qu’il est médiocre, et que ça n’est certainement pas parce que « Monet l’a tellement aimé qu’il l’a gardé jusqu’à la fin de sa vie », comme le déclare le fils Rouillac, mais sans doute parce qu’il le pensait inachevé, sinon raté, qu’il ne l’a jamais signé et l'a définitivement oublié au fond de son atelier.


Garden-partie, petits fours, chocolats et raffinement. Qui aura remarqué, sur les masques sanitaires portés par l’ensemble du personnel de la maison Rouillac, la reproduction du tableau de Monet ?
 

Vous l’aurez deviné, les deux chefs-d’œuvre sont restés invendus.
 
Sur le site de Christie’s, pas un mot sur le résultat. L’épisode sera absent de l’historique du tableau. Cependant l’élogieux article promotionnel est toujours dans les archives et le glorieux catalogue hagiographique abondamment illustré de détails saisissants est encore disponible. Il resservira un jour.

L’échec de la vente du Monet par la maison Rouillac est plus divertissant, parce que le film de la vacation, qui dure 3h40, est visible sur le réseau Facebook.
C’est une vente locale, brouillonne et folklorique, où tout le monde parle en même temps, notamment le père Rouillac qui ne cesse de perturber les enchères, mais si vous n’avez jamais assisté à une vente publique, vous ne regretterez pas de découvrir ce spectacle en regardant au moins l’apogée pathétique, entre 1h47 et 2h19. Vous y verrez des êtres humains, approximatifs, bonimenteurs, et finalement grandioses dans la déconfiture, comme au moment théâtral où, après de longues minutes de malaise, on apprend que le seul acheteur à enchérir sur le Monet s’était trompé et avait fait une offre à 100 000 euros, qui avait été interprétée comme une enchère à 1,1 million puisque le prix de départ était établi à 1 million.

Finalement, le « tableau que vous attendez tous du peintre préféré des français, des Chinois et des Américains » sera retiré de la vente. Le père Rouillac, dans une longue péroraison, accusera le coronavirus d’avoir empêché les vrais acheteurs, chinois, de venir voir le tableau en France, puis prédira « qu’il y aurait des rebondissements », appelant le public de bonne volonté, la ville de Dieppe, la région, les instances supérieures, à se cotiser pour que le Monet reste en Normandie (et accessoirement lui permette de toucher ses 20% de la vente).  

On sait, depuis la folie des ognons de tulipe au 17ème siècle, que le cerveau humain est si compliqué, au moins vu de ce même cerveau humain, qu’absolument n’importe quoi peut faire l’objet de désir, d’obsession, de collections et de commerce. Le gagne-pain des maisons de vente est de faire monter les prix. Dans l'exercice, l'enthousiasme l'emporte parfois sur la rigueur. On oubliera vite ces deux péripéties printanières.
 

mercredi 14 avril 2021

Salvator Mundi, le retour du zombi

Détail du portrait du Salvator Mundi en cours de restauration par Mme Modestini vers 2005-2006

 
Encore un épisode des tribulations du tableau le plus cher du monde !
 
Cette fois les scénaristes de la série sont en forme, ils ont même un peu fumé la moquette et proposent deux rebondissements simultanés et contradictoires dont les spectateurs ne pourront qu’attendre dans la fébrilité une éventuelle résolution. 

Ce portrait de Jésus, attribué à Léonard de Vinci par ceux qui tirent bénéfice de l’attribution, et boudé par les autres, ce visage flou et fantomatique de diseuse de bonne aventure derrière ses fumigations, ce spectre désossé comme un zombi et qui perd un peu de chair à chaque réapparition, dont on sent malgré le mot FIN qu’il bouge encore et renaitra plus décomposé dans un prochain épisode, ce chef-d’œuvre donc de la renaissance avec une minuscule vient de faire l’objet d’un documentaire récapitulatif de 95 minutes par Antoine Vitkine, diffusé en clair sur le site de France.tv du 13 avril au 12 juin 2021, « Salvator Mundi : la stupéfiante affaire du dernier Vinci ».

Pour qui connait déjà le dossier, le reportage apporte l’éclaircissement de certaines rumeurs vagues, quelques détails savoureux, et une révélation déterminante. Pour qui ne connait pas l’histoire, et pour éviter de renvoyer aux chroniques de Ce Glob qui en ont parlé depuis 2017, voici un résumé des épisodes précédents, qu’on retrouvera richement illustrés à l’écran :
 
1958 : une médiocre effigie du Christ à la boule de cristal, attribuée à Boltraffio, un élève très doué de Léonard de Vinci, est vendue aux enchères 45 livres sterling (équivalant à 1000$ d’aujourd’hui)
 
2005-2007 : le tableau acheté 1100$ est très largement restauré, voire totalement repeint dans l’esprit de Léonard, disent nombre de spécialistes dont une bonne part ne l’ont jamais vu qu’en photographie
 
2007-2010 : la maison d’enchères Christie’s entame une lourde opération de lobbying auprès de quelques experts pour qu’ils l’attribuent à Léonard de Vinci
 
2011 : la National Gallery de Londres (après une réunion informelle et sans trace avec 5 experts qui n’ont pour la plupart pas réellement confirmé) expose le tableau dans le cadre d’une grande rétrospective et l’attribue à Léonard, au mépris de toute déontologie puisqu’il se trouve alors sur le marché de l’art (ce que la National Gallery dit naïvement ne pas avoir su)
 
2012 : malgré ce pédigrée tout frais, les musées et milliardaires sollicités déclinent poliment l’offre
 
2013 : un milliardaire russe douteux, associé à un intermédiaire louche, achète le tableau 127 millions de dollars, et fait un procès à l’associé quand il apprend par la presse que l'escroc s’est réservé une commission de 35% du montant
 
2017 : après une monumentale campagne publicitaire, Christie’s vend le tableau du russe, qu'elle appelle « le dernier Léonard de Vinci », au tout nouveau petit Staline de l’Arabie saoudite (initiales MBS), pour 450 millions de dollars (2,5 fois le précédent record de Picasso en ventes publiques)
 
2018-2019 : le tableau, qu’on pensait voir exposé bientôt au Louvre Abu Dhabi, disparait de la circulation.
 
En réalité, le documentaire nous apprend que pendant que le président français négociait à l'Élysée de lucratifs contrats militaro-culturels avec MBS, le tableau était examiné en secret par la haute technicité des laboratoires du musée du Louvre.
 
Et ici se situe une des branches de l’intrigue scénaristique.
 
Un rapport d’examen aurait alors été rédigé par le musée, mais interdit de diffusion, parce que l’éthique du Louvre commanderait qu’il ne publie rien sur une œuvre qu’il n’expose pas.
Toutefois le reportage nous dévoile, dans la pénombre, la silhouette masquée d’un personnage très haut placé dans la hiérarchie de la République, qui en connait les conclusions, et qui affirme qu’elles excluent l’attribution à Léonard, ou seulement de très loin, et qu’il ne pourra pas être question dans ces conditions de satisfaire le caprice de MBS d’exposer son tableau à côté de la Joconde, à égalité d’authenticité, lors de la grande célébration par le Louvre en 2019 du cinq-centenaire de la mort de Léonard.
On sait depuis que le tableau n’a pas été montré en 2019.
 
Les pièces du puzzle se rejoignent enfin et la conclusion de l’histoire devient morale : le tableau, vaguement inspiré par Léonard, n’est pas de sa main, et la République, qui a aussi une éthique, ne peut pas se discréditer en satisfaisant toutes les lubies d’un prince saoudien (tant qu’il continue tout de même à se fournir en armements pour détruire son voisin péninsulaire).

Cependant, les scénaristes pensaient qu’il restait dans cette affaire suffisamment de potentialités dramatiques pour dévoiler l'endroit où l'intrigue pourrait prendre une autre voie. Ce qu’ils firent à la veille de la diffusion du documentaire de Vitkine.
 
Le 31 mars, un billet déconcertant dans The Art Newspaper, puis les 9 et 13 avril, 2 longs articles libres d’accès de M. Rykner dans la Tribune de l’Art, et enfin le 11 avril un article du New York Times, révélaient que le rapport d’examen du tableau avait réellement fait l’objet de l’édition, par Hazan et le Louvre, d’un livret de 46 pages très illustré, mis en vente, et retiré de la boutique du Louvre dès les premières heures, suite au refus par MBS de prêter le tableau s’il n’était pas exposé selon ses désirs.
Et au moins un exemplaire du rapport aurait été vendu et aurait circulé... Rocambolesque, non ?
 
La péripétie ne ferait pas un rebondissement bien palpitant si ces trois sources n’étaient unanimes et formelles dans leur lecture de l'analyse du musée et de ses résultats : le laboratoire du Louvre conclut son rapport sans hésiter en faveur de l’attribution du tableau à la main de Léonard, et en apporte de solides preuves !

Depuis, M. Vitkine a confirmé avec assurance l’authenticité des témoignages de son documentaire, qui attribuent le tableau à l'atelier, ajoutant qu’il en sait plus qu’il ne peut en dire pour la sécurité de ses sources, et M. Rykner, qui de son côté ne peut raisonnablement pas supposer que le rapport du Louvre est un faux, s’égare un peu, et l’admet, en hypothèses hasardeuses.

Alors qui tire les ficelles de toutes ces marionnettes ? Peut-être les scénaristes de Netflix, dont on dit qu’ils sont hautement qualifiés. Il n’est pas certain qu’on le découvrira dans la prochaine saison de la série. Depuis Ésope, le fabuliste, on ne tue plus la poule aux œufs d’or.
   

lundi 1 février 2021

Investir sous le coronavirus, épisode 3

Ce tableau, d’Achille Benouville, vendu par la galerie Heim, n’a rien à voir avec le Botticelli discuté dans la présente chronique, mais il peut être un repère dans une échelle de valeurs puisqu’on pourrait s’offrir 2000 merveilles comme celle-ci pour le prix dudit Botticelli vendu par Sotheby’s.
 
C’est maintenant certain, l’art et la science sont inutiles à la vie du populaire, comme l’a décrété le monarque de la France, sauf la pharmacie, qui est une science utile, cela va de soi.
Et l’argent, direz-vous ? Eh bien on l’a autorisé à circuler dans certains milieux, et il va bien. Il paresse actuellement dans son bain moussant et fait de belles bulles diaprées. Il vient d’en faire une superbe, de 92 millions de dollars à New York. Tous les journaux en ont parlé.

La maison d'enchères Sotheby’s, qui appartient maintenant à un milliardaire français, avait décidé qu’un tableau confié à son expertise et à son entregent, un portrait de jeune homme à la tempera attribué à Botticelli vers 1475, pesait bien ses 80 millions de dollars.
Le calcul n’était pas évident. Jusqu’à présent, le Botticelli le plus cher du marché, qui avait appartenu à la famille Rockefeller, avait atteint 12 millions de dollars (actualisés) en 2013. Proposer un prix du même ordre aurait dénoté une frilosité qui risquait d’accréditer le doute existant déjà sur son authenticité. Il fallait frapper fort, affirmer la confiance du marché dans la croissance inexorable des affaires.
L'estimation de 80 millions était suffisamment péremptoire pour rendre inaudible toute contradiction. Il faut dire, ce qui peut sembler paradoxal au profane, que près d’une quarantaine de tableaux ont déjà dépassé ce montant en vente publique, mais tous peints après 1870, alors qu’aucun tableau plus ancien ne l’a jamais atteint (oui, oui, à l’exception du faux Léonard dont on a tant parlé, mais c’est une anomalie).  

Et comme par hasard, comme le dit Étienne Dumont sur son blog toujours affuté, le 28 janvier, l’affaire se sera jouée en quelques minutes seulement, entre deux enchérisseurs au téléphone, peut-être asiatiques, voire russes, et conclue exactement au prix planifié, soit 92 millions de dollars avec les frais.

On comprend qu’il n’ait pas été plus convoité quand on constate que même un journal bien-pensant comme Le Monde détaille généreusement, dans un long article, les raisons de ne pas l’attribuer à Botticelli.
Mais s’il n’est pas un Botticelli, il le mériterait certainement. C’est un beau pastiche, il a les qualités et les défauts d'un vrai. Un peu frais, peut-être, pour un panneau de 500 ans. Certains le prétendent repeint au 19ème siècle par un peintre préraphaélite anglais.

Mais l’authenticité importe peu. Spinoza disait que la valeur ne réside pas dans la chose même, mais qu'elle est le degré de désir que chacun éprouve pour elle.
Certains individus ont les moyens d’imposer leurs désirs aux autres. Laissons-les faire, tant qu’ils ne jouent qu’à s’échanger à des prix délirants leurs collections d’autocollants Pokémon ou Star Wars.