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mercredi 30 octobre 2024

Un cartel hypocrite

Il y aurait à dire et à redire sur l’emplacement, le contenu, et l’existence même des cartels dans les musées, ces étiquettes qui nous indiquent ce qu’on doit penser des objets exposés. Le sujet a été évoqué plusieurs fois ici-même, pas toujours sérieusement.

Imaginons, déambulant dans l’aile nord du musée des Beaux-arts de Bordeaux consacrée aux peintres français des 19 et 20ème siècles, que vous soyez frappés par l’atmosphère dramatique de ce tableau en illustration, par la noirceur du ciel, de la falaise et des rochers, la pâleur du cadavre nu, le chien hurlant, les énormes vagues qui se précipitent sur ces petites silhouettes embrumées, le geste pathétique du personnage central intimant à son téméraire compagnon "non, n’y retourne pas, tu risques de te mouiller !", bref tous les signes d’un drame de la mer en bonne et due forme, sur près de 4 mètres carrés de peinture à l’huile. 

Impatients de découvrir les circonstances de cette tragédie, peut-être un évènement historique comme "Le corps sans vie de l’explorateur Benoit Esperandieu soustrait aux flots en furie lors du naufrage de la frégate l’Insubmersible sur les côtes septentrionales de l’Islande…", vous vous approchez pour lire le vieux cartouche à l’orthographe douteuse manuscrit sur le cadre doré du tableau : 

HUET Paul, NÉ A PARIS EN 1804_1869, VUE DES FALAISES DE HOULGATT, ENVOI ETAT 1863

Déçus, vous vous approchez du petit cartel de carton blanc collé près du cadre :

Paul Huet (Paris, 1803 - Paris, 1869), Vue des falaises de Houlgate (Sea Cliff at Houlgate, Normandy), 1863, Huile sur toile, Dépôt de l’Etat, bla, bla, bla…

Ainsi vous seriez devant une bête et touristique Vue des falaises de Houlgate par Paul Huet, comme on dirait une Vue du bassin aux nénufars de Giverny par Claude Monet, rien de plus. 

Qui a longé, sur la plage qui joint Houlgate à Villers-sur-mer, ces falaises dites "des Vaches noires" pour les gros rochers sombres qui paissent sur la plage, sait qu’elles ne ressemblent pas à la falaise de calcaire normande typique. Instables et (coupez le son avant de cliquer le lien suivant) déchiquetées, elles sont faites d’une marne sombre gorgée de fossiles antédiluviens, qui glisse et déboule parfois en bloc vers la mer. Huet les a représentées un jour de forte marée. Il en a seulement un peu forcé les dimensions et l'aplomb. La tempête qui approche n’est pas rare à ces hautes latitudes. Les petites silhouettes animées ne sont peut-être que des baigneurs exaltés par l'agitation des rouleaux, et la scène du premier plan une banale noyade, un fait divers courant qu’il n’a pas jugé utile de commémorer dans le titre.

Car "Paul Huet était né triste" disait Jules Michelet dans l’éloge funèbre du peintre en 1869.
 
Et c’est là sans doute l’explication de ce cartel impersonnel. D'une scène, d'une situation, d'un paysage, Huet ne percevait que le lugubre. Marqué par le romantisme dépressif de son temps et par des infortunes plus personnelles, grand ami du poète Lamartine et du peintre Delacroix, admiré par Victor Hugo, il était convaincu que la raison d'être de la nature et des éléments est d’écraser, de noyer, de ruiner les destinées humaines.
Voyez par exemple ce qu’il ressentait devant quelques rochers à Fontainebleau ou sous le crachin près de saint Cloud.

Les collections publiques en France, principalement le Louvre, possèdent nombre d’œuvres de Paul Huet, recensées dans la base de données Joconde. Essentiellement des paysages.

Généralement ténébreux, ils souffrent peut-être de la médiocrité des reproductions de la base Joconde ou de l'attente d'une restauration, mais surtout de la vision chroniquement ennuagée du peintre (et d'une technique souvent grossière et expéditive).

Dans ce recensement, parmi une quinzaine de dessins préparatoires au crayon et à l’aquarelle réalisés au pied des falaises des Vaches noires en 1860 (probablement à l’automne), et réunies dans un album conservé au Louvre, se distingue une feuille sur laquelle le peintre a déjà disposé les plus gros rochers au pied de la falaise et esquissé des personnages fantomatiques, dont le noyé et ses porteurs, première pensée du tableau de 1863 écrit le fils du peintre sur l'album. 


Enfin on remarquera, sur la fiche consacrée à ce tableau de 1863 aujourd'hui à Bordeaux, que la base Joconde ne s'est pas laissée impressionner par son titre laconique et vaguement hypocrite de Vue des falaises de Houlgate
On y lit scène, cadavre, noyade, secours et tempête dans les mots-clés du sujet représenté, et des précisions sur le sujet sont libellées ainsi :

À gauche, la mer soulevée par la tempête, à droite, sous un ciel sombre, des falaises à pic qui s'allongent jusqu'à l'horizon et se perdent dans la brume. Au premier plan, deux hommes emportent le corps d'un naufragé ; un chien pousse des hurlements ; un peu plus loin, à côté d'une charrette, quelques personnes paraissent attendre, tandis que d'autres s'élancent au milieu des lames pour arracher à la mer ceux qu'elle vient d'engloutir.

vendredi 17 novembre 2023

La vie des cimetières (109)



Il y a bien longtemps, venu à pied de la lointaine Afrique, l’humain était contraint de s’arrêter à la fin de la terre, qu’il appela donc le Finistère. Impossible d’aller plus loin avant d'inventer le bateau.

Et encore, au début, le bateau lui servait surtout à arpenter les alentours, cueillir la sardine et la rapporter à sa veuve - car il périssait souvent en mer - ou à sa fille de 10 ans, qui l'allongeait soigneusement noyée d'huile dans des boites de métal (on parle là de la sardine) et dans des conditions de travail et d’hygiène discutables, et qui périssait donc beaucoup, elle aussi, d'épuisement ou d’épidémies de choléra, de diphtérie et d’autres variétés de ces bactéries taquines qui aiment tant les voyages en bateau. 


Heureusement, un riche industriel qui vendait lesdites sardines aux humains qui n’avaient pas osé s’aventurer dans cette région inclémente, pris de remords devant une telle hécatombe, offrit à sa ville un terrain vacant de plus d’un hectare, à Tréboul, pour y établir un cimetière devant la baie de Douarnenez. Geste philanthrope qui l’assurait en même temps d’être un jour enterré face à la mer qui l’avait enrichi - ce qui sera fait 26 ans plus tard - et entretenu par la municipalité reconnaissante jusqu’à la fin des temps. 

C'était en 1849. Depuis les sardines ont disparu de la baie mais les restes du prévoyant industriel sont toujours régulièrement honorés.


Évidemment, à la demande du gardien du cimetière qui interdit de photographier les tombes, ou alors, après négociation, en effaçant les noms gravés - sans quoi la mairie serait submergée de procédures judiciaires actionnées par des familles voyant leur nom diffusé sur internet dans une position peu avantageuse - nous ne citerons aucun des noms des locataires des cimetières de Douarnenez, seraient-ils renommés.

Et de toute manière ils seront vite oubliés. Il n’y a déjà plus de sardines, on l'a constaté plus haut, il n’y aura bientôt plus de poisson du tout et la mer viendra, deux fois par jour au commencement, empêcher les accès au cimetière inondé, jusqu’à ce qu’il justifie pleinement son titre si envié de cimetière marin.


Vous avez bien lu "les cimetières de Douarnenez", parce qu’il y en a au moins quatre. En 1945 la ville absorbait les communes de Ploaré (et un cimetière de 2 hectares), Tréboul (1,2 ha), Kerlouarnec (0,5 ha) et Pouldavid (0,4 ha), qui devenaient de modestes quartiers.


Nous évoquons aujourd’hui le plus pittoresque des cimetières, celui de Tréboul. C’est certainement, plus encore que celui de Talmont-sur-Gironde, le lieu où on aimerait que reposent tous les êtres qu’on a aimés, pour son ciel si capricieux, et pour la planéité presque parfaite de son horizon, propriété utile aux photographes qui évitent ainsi ces clichés penchés qui n'inspirent que des haut-le-cœur. 


Le voici en 1905 et vers 1920, plus pastoral que marin, puis surveillé par Gougueule en 2016 et en 2019. Entre ces deux photos trois vieux cyprès de Lambert en bord de mer devenus dangereux ont été sciés au ras, et le destin du géant centenaire survivant qui domine la petite plage en contrebas (à gauche) et perd au fil des tempêtes des branches de plus en plus lourdes, est maintenant incertain.


On ne compte plus dit-on les films et les séries mélodramatiques qui ont choisi ce cimetière pour décor. Il ne recèle pourtant pas de curiosités funéraires particulières et on doit s’y sentir à l’étroit, dans moins de 5 mètres carrés par emplacement, mais il offre, de chacune des tombes installées sur sa pente, orientée précisément vers le nord, un panorama photogénique et parfaitement exposé sur la baie de la sardine. 


Et pour rester dans le domaine des poissons, parmi ses 2000 tombes est parait-il enterré un curieux poète hydropathe mort à Tréboul et lauréat du premier prix Goncourt, en 1903, pour un roman frénétique et sombre dont on retiendra surtout que certains des personnages souffraient de merlancolie.


À suivre… dans La vie des cimetières (110)


samedi 21 octobre 2023

Et où était le peintre ?

Fischer L.H., Le Taj Mahal au couchant c.1890, 94cm., marché de l'art

Ce tableau aurait pu illustrer plusieurs des chroniques irrégulières de Ce Glob, comme "Ce monde est disparu", puisqu’il doit disparaitre en vente publique le 24 octobre à partir de 18h, chez Dorotheum à Vienne, sous le numéro 67. Il représente un mausolée funéraire et pourrait aussi illustrer la "Vie des cimetières". 
Il ira dans la catégorie "Où était le peintre ?", trop peu fréquentée.

Le peintre, graveur parmi nombre d’autres activités et connu pour ses aquarelles de paysages et d’architecture, délicates et conventionnelles, s’appelait Ludwig Hans Fischer. 
Né en Autriche, Fischer est étiqueté à raison orientaliste, pour avoir illustré ses nombreux voyages autour de la Méditerranée. Mais il voyagea aussi de la Norvège à l'Inde. Il se laissait parfois aller à une inspiration lyrique, mais avec retenue, comme dans cette tempête de sable du désert, le Khamsîn, peinte en 1891 (vente Christie’s 2020), dans cette vue des célèbres falaises de l’ile de Møn au Danemark (Møns Klint), ou cette superbe vue du Taj Mahal donc, au soleil couchant.

Reconnaissons qu’il n’est pas trop difficile de faire un beau tableau quand on y colle la silhouette du Taj Mahal. On l’a écrit ici-même, l’espèce humaine ne serait qu’une grossière bévue de l’évolution s’il n’y avait eu Georges de La Tour, Jean-Sébastien Bach, et le Taj Mahal (ou Vermeer, Mozart et la cathédrale d’Orvieto, à la limite).

À Agra, Fischer a choisi un point de vue original et peu fréquenté sur le monument. 
Pour y accéder de nos jours il faut prendre le chemin à partir de l’entrée Est du Taj jusqu’à l’Aga Khan Ki Haveli, maison de maitre d’un officiel au moment de la construction du Taj, aujourd’hui délabrée. 
Là, l’entrée est interdite, par sécurité et parce que le domaine est protégé depuis 2018, mais les amateurs d’exploration urbaine vous montreront les chemins dérobés. Si le portail est fermé ou gardé, il sera peut-être nécessaire de longer sur 50 mètres ce qui ressemble à une sortie d’égout qui "alimente" la Yamuna, la rivière sacrée qui longe le Taj - en réalité la voie royale des eaux usées et des pires infections de la capitale située en amont, Delhi (*) - mais la récompense mérite le détour : un point de vue rare sur le mausolée, de la plateforme d’un kiosque en rotonde où poser son chevalet.

En réalité Fischer ne s’y est pas arrêté, il a continué en longeant la berge vers l’est pour s’installer 50 mètres plus loin, sur une terrasse un peu surélevée. Le soleil se couchait derrière le Taj, c’était l’hiver 1889-1890 en fin d’après-midi (en été le soleil se couche beaucoup plus au nord, sur la droite derrière la Yamuna). Le kiosque est au premier plan en contrejour. 

Fischer n’a certainement pas peint le tableau à l’huile sur place. Il mesure presque un mètre de large, et les détails ont été ajoutés sur un fond déjà sec. Il a plus probablement fait des aquarelles, technique rapide et précise pour noter les couleurs et les ambiances, peu encombrante en voyage, peut-être des photographies pour les détails, et réalisé le tableau en atelier, de retour d’Inde.

D’autant qu’il existe au moins un autre tableau similaire de Fischer (illustration ci-dessous), encore plus grand (1,20m), vendu par Christie’s en 2008, du même point de vue, légèrement plus éloigné à l'est. La brume s’est levée, le mausolée est éclairé cette fois par la lumière du matin. Les fleurs du premier plan ne doivent pas tromper, le climat d’Agra est doux en hiver et il ne gèle jamais.

(*) L’encyclopédie Wikipedia est sujette à une curieuse dissonance cognitive sur l’environnement du Taj Mahal. La version anglaise de l’article sur Agra fait état des conditions abominables de l’eau et de l'air, de la rivière, et des graves conséquences sur les fondations et le marbre du Taj, quand le même article, dans sa version française, est réduit aux amabilités d'un dépliant fourni par l’office du tourisme.

Fischer L.H., Le Taj Mahal le matin c.1890, 120cm., coll. privée (?)

Mise à jour le 4.11.2023 : le tableau a été remporté par une enchère raisonnable de 29 000$, 2 fois l'estimation basse.

samedi 13 mai 2023

Ce monde est disparu (1)


Avant-propos 

C’est entendu, tout doit disparaitre, toutes choses auxquelles on s’était habitués, des plus grandes aux plus petites, de la reine d’Angleterre au climat raisonnable de la planète, nous rappelle la science dans ce petit article sur le "point de non retour".
Et chaque jour des mondes qu’on ne connaissait pas - il y en a eu tellement de peints ou de dessinés - apparaissent et s’évanouissent en quelques heures. Cela se passe dans les salles de vente aux enchères, par centaines. 

À peine découverts on sait qu’on ne les reverra jamais. Ils iront s’abimer dans les réserves ordinairement invisibles de quelque musée obsédé de sa collection, s’enterrer hors taxes au fond du coffre-fort d’un port franc au cœur de la Confédération helvétique, parfois se voiler lentement de poussière et de fumée de cigare dans le salon privé d’une famille bourgeoise. 

Ce court moment d’existence publique est un prodige. Les salles de ventes ne les exposent dans leurs locaux, n’en publient les catalogues papier, ne les présentent en ligne sur internet, qu’afin de vanter le produit et d’encourager ce miracle des marchands qu’est la fixation du prix par le plus offrant, sans régulation ni retenue.
Après quoi, en quelques jours, ces mondes retrouveront le silence et l'obscurité, où les belles reproductions ne sont généralement pas maintenues.

Voilà quelques années nous conseillions ici-même aux amateurs d’art abstrait, tellement frustrés sur internet à cause de l’absurdité toujours croissante des principes des droits d’auteur, de hanter les sites de vente aux enchères, d’en copier les images (par tous les moyens) et de se constituer ainsi des pinacothèques personnalisées, uniques (mais qu’ils ne pourraient jamais rendre publiques, ou seulement 70 ans après la mort des auteurs !)

Aussi inaugurons-nous aujourd’hui, afin de prolonger un peu la vie de ces mondes éphémères (au moins ceux du domaine public), une rubrique "Ce monde est disparu" où nous publierons régulièrement de belles reproductions de ces mondes passés en vente publique et bientôt invisibles.

Quant au titre de cette rubrique, entre la 8ème de 1935 et la 9ème édition du dictionnaire de l’Académie française, l’usage rare mais subtil (oiseux diront certains) de l’auxiliaire être avec le verbe disparaitre a disparu. On ne peut plus constater qu’une chose est disparue mais seulement affirmer qu’elle a commis l'acte de disparaitre (Victor Hugo dans "Oceano Nox" distinguait les deux emplois). Cependant l'édition du Dictionnaire, actuellement suspendue autour des mots somme, somnifère, somnolence, n’est pas complète. Sera-t-elle un jour achevée ou les immortels seront-ils tous disparus avant la fin de la fatidique lettre Z ?

________________________

Jan Siberechts était un peintre flamand durant la seconde moitié du 17ème siècle, d’abord à Anvers, puis en Angleterre pendant les 30 dernières années de sa vie. Toujours original et minutieux (dans les arbres notamment) il avait un fort faible pour les personnages passant un gué, qui font peut-être la moitié de sa production (4 à Anvers, 3 (?) à Lille, à Cleveland, à Denver…)

Le 24 mai 2023 un peu avant 17 heures chez Christie’s à New York (23 heures à Paris), ce paysage de voyageurs, ce curieux escalier que descend un eau paresseuse sous l’arche d’un pont et cette fin d’après-midi automnale disparaitront.

vendredi 24 mars 2023

Tableaux singuliers (18)

Mongin Antoine Pierre, Le curieux, 1823 (Cleveland Museum of art)
 
Déambulant récemment dans les réserves des collections du Musée d'art de Cleveland, peut-être avez-vous découvert ce singulier tableau de Mongin (Antoine Pierre).

Mongin était peintre en France à la fin du 18ème siècle et au début du suivant. Il aimait comme son collègue Hubert Robert les pierres et les statues que la mode gréco-romaine avait sorties du placard et que le romantisme naissant cherchait à dissimuler sous la végétation. Il y ajoutait des nymphes dénudées, des soldats de Napoléon, beaucoup d’arbres, et peu de talent.
On connait peu de peintures à l’huile de sa main, mais des gouaches, des lithographies et des cartons de papier peint. Il fallait vivre.

"Le curieux", exposé au Salon de l’Académie de Paris en 1824 comme une "étude d’après nature", donné en 1977 au musée de Cleveland qui ne l’expose pas, représente la vue de toits (à Paris) et d’un homme en haut d’une échelle posée contre le mur d’une institution de jeunes demoiselles. Nonobstant le titre du tableau, la position dynamique de sa jambe droite semble indiquer que l'homme n’est pas un simple voyeur et qu’il pourrait bien franchir le mur. 

Fin 2020, une donation également faisait entrer dans la collection de la fondation Custodia une vue des toits de Paris près du Louvre par Mongin, semblable au tableau de Cleveland mais sans le curieux et son échelle, et que le site de la fondation qualifie d’esquisse. 
Esquisse ? En tout cas les deux sont des huiles sur papier collées sur toile, de mêmes dimensions, et l’effet de contrejour sur l’esquisse est plus subtil que l’éclairage direct assez plat de l'autre.  
Ces esquisses ou études, parfois très abouties comme ici, étaient faites sur place, devant le motif, puis servaient de modèle pour des tableaux plus ambitieux réalisés dans le confort de l’atelier. Elles étaient considérées comme des croquis qu'on n'exposait pas dans les salons (il n’y a pas si longtemps que le Louvre expose une série d’études de paysages que Pierre de Valenciennes peignait à la même époque)
Elles se pratiquent beaucoup moins depuis l’invention de la photographie.

Pour attirer l’attention du bourgeois au Salon avec un paysage, il était alors conseillé d’y situer une anecdote avec des personnages, si possible moralisante, ou à la rigueur grivoise. C'est ce que fit Mongin.
On remarque nettement en zoomant sur le personnage (les lignes horizontales sur le pantalon noir), qu’il a été ajouté après coup, avec quelques plantes, sur un mur déjà peint et sec, et on peut aisément en déduire que Mongin avait réalisé deux études (au moins) de ce point de vue à des heures très différentes et qu’il a choisi plus tard celle de Cleveland, y a greffé l’anecdote et amélioré certains détails, pour l’exposer au Salon.

Notre époque a tendance à préférer la vue naturelle, le paysage pur, à le trouver plus artistique, plus essentiel, et à se rire de l’anecdote. Peut-être se trompe-t-elle, en se privant inutilement d’une dimension. Les ruines d’Hubert Robert deviendraient sans doute démonstratives et ennuyeuses si ne s’y affairaient ces nuées de lavandières indifférentes.

lundi 16 janvier 2023

Et rien de Rome en Rome n'aperçois (2 de 2)

Friedrich Loos, Panorama de la Rome antique, 1850, détail de la vue n°5.

Examinons donc aujourd’hui les 5 tableaux du panorama de la Rome antique peints par Friedrich Loos vers 1850 (les liens individuels sont en fin de la chronique précédente et de la présente).

Préalablement, faisant défiler le panorama, on se sera immanquablement demandé où peut bien se trouver Rome. On ne voit que vignes, cultures, campagne. Quelques ruines, notamment l'amphithéâtre incomplet du Colisée au centre de la vue 3, confirment qu’on est bien au cœur de la Rome du passé, capitale du monde il y a deux millénaires. Mais Loos y était au milieu du 18ème siècle, et les lieux mêmes où avaient habité 1 500 000 romains dit-t-on étaient depuis devenus une banlieue de la ville récente, située quelques kilomètres au nord et où ne vivaient plus que 150 000 habitants. 
 
Le plan ci-dessous illustre l’orientation précise du point de vue de chaque tableau numéroté. L'œil se situe au centre sur la terrasse de la villa Celimontana. On aura noté sur la vue panoramique que Loos a fait correspondre assez précisément les bords mitoyens des vues adjacentes, en répétant parfois des deux côtés le même élément, arbre ou pan de mur.
La hauteur des 5 toiles est de 0,74 mètre, la largueur des vues 1 et 5 est de 1,18 mètre. Les vues 2,3 et 4 font 0,99. Seules les vues 1, 2 et 3 sont signées, "Fried. Loos" suivi de la date 1850, sauf la 3 dont le chiffre des unités n’est pas lisible (la Nationalgalerie date les 5 toiles de 1850)

Plan de la Rome antique en 2020 environ (le nord est en haut). Chaque secteur correspond à un des tableaux (numérotés dans le panorama) peints par Loos en 1850, à partir de la villa Celimontana (au centre).
 
La direction et la longueur des ombres sont globalement cohérentes avec l’orientation des vues et indiquent approximativement un moment unique, une heure du début de la matinée entre le printemps et l’été. Le soleil est relativement bas à l’est. 
Il faudrait des avis connaisseurs en botanique et en agriculture pour estimer plus précisément la saison, à l’observation de la végétation et des activités agricoles (tout commentaire serait apprécié)

Le ciel est vide, à l’exception d’un petit nuage discret sur la vue 2. La longue ombre qui recouvre ce qui est probablement la colline du Gianicolo, à gauche de Saint pierre du Vatican sur la vue 3, comme celle du premier plan, et celle qui assombrit la basilique à gauche sur la vue 4, sont énigmatiques ; elles ne peuvent être que projetées par des nuages bas à l’est derrière l’observateur mais inexistants ; liberté du peintre qui donne ainsi plus de relief à ces vues.

 Quelques points de repère pour commencer une promenade :  

Afin de rechercher les monuments qui subsistent en comparant les vues de 1850 par Loos et de 2020 sur Google Earth online, il est conseillé de le faire sur un ordinateur, d’ouvrir les liens des deux vues dans des fenêtres séparées et de les juxtaposer. Sur la vue contemporaine de Google Earth Online on pourra se déplacer dans les 3 dimensions et ainsi ajuster le point de vue, horizontalement, latéralement et en profondeur avec la souris, verticalement avec en même temps la touche majuscule pressée (essayez toutes les touches de contrôle). Sur le site Gallerix, les 5 vues de la Nationalgalerie de Berlin se trouvent sur la 2ème page de vignettes, en bas de page.

Vue 1, direction sud-sud-est (zone jaune)
Au fond, les collines d’Alban, au deuxième plan le long ruban du mur d'Aurélien, et derrière lui la longue ligne à peine visible de l'aqueduc Claudio. À droite la basilique San Sisto Vecchio.
en 1850 : Vue 1 par Loos 

Vue 2, direction sud-sud-ouest (zone bleue)
À gauche les Thermes de CaracallaÀ droite la basilique Santa Balbina et sa tour. Au fond l’aqueduc Claudio.
en 1850 : Vue 2 par Loos 

Vue 3, direction ouest (zone rose)
À droite l'église de San Gregorio, devant les ruines de la Domus Severiana, et au fond le vatican et le dôme de la basilique Saint Pierre. À gauche, peut-être la tour de la basilique Santa Cecilia in Trastevere et au fond le parc del Gianicolo et son belvédère (à vérifier).
en 1850 : Vue 3 par Loos 
 
Vue 4, direction nord-nord-ouest (zone verte)
À gauche la basilique San Zanipolo, puis le couvent Padri Passionisti. Au centre derrière une ligne de cyprès, le célèbre Colisée. À droite au fond la basilique Santa Maria Maggiore.
en 1850 : Vue 4 par Loos 

Vue 5, direction est (zone orange)
Au premier plan, la toute proche basilique Santa maria in Dominica alla Navicella, derrière elle, la basilique santa Stefano Rotondo, et encore derrière la grande et historique basilique de Santa Giovanni in Laterano (Saint-Jean-de-Latran), hors du Vatican mais lui appartenant ; c'est ici que se réunissent en conciles depuis 17 siècles les maitres de la religion chrétienne qui y palabrent pour accorder tant bien que mal le récit de leur mythologie aux avancées des connaissances et des sociétés. À gauche au second plan la basilique et le monastère Agostiniano Santi Quattro Coronati. 
Un dessin préparatoire de 2,9 mètres de l'ensemble du panorama était présenté par la galerie Antonacci de Rome en 2006. Le seul extrait correctement reproduit est un détail de cette vue 5. Les arbres du premier plan sont absents, ou omis.
en 1850 Vue 5 par Loos 

Rome de Rome est le seul monument, disait déjà Du Bellay en 1558. Le seul monument qui reste de Rome est l'idée qu'on s'en fait. Continuons donc à la rêver.
Bonne balade !

dimanche 8 janvier 2023

Et rien de Rome en Rome n’aperçois (1 de 2)

Friedrich Loos, Panorama de la Rome antique, 1850, détail de la vue n°2.

Friedrich Loos, peintre paysagiste et scrupuleux né en Autriche en 1797, était très apprécié de son temps, au moins jusqu’à ses 60 ans, puis démodé, mais peignant et gravant encore après 90 ans. 

De 1846 à 1852 il faisait l’inévitable voyage en Italie auquel était tenu tout artiste plus ou moins fortuné du 17ème au 19ème siècle : Trieste, Venise, Florence, Rome, Naples, Capri, Rome, Gênes, et enfin le lac Majeur.

Lors de son second séjour à Rome, de fin 1849 à fin 1851, il réalisait un panorama de 180 degrés de la Rome moderne, des terrasses de la villa Mellini (devenue Observatoire astronomique de Rome) sur le Monte Mario , en 5 tableaux qu’on dit actuellement à l’ambassade d’Allemagne au Vatican mais dont on ne trouve pas trace sur internet. 
Et il peignait surtout durant ces deux années un monumental panorama de 360 degrés en 5 tableaux sur 5,33 mètres, de la Rome antique cette fois. Il s’était installé, pour les dessins préparatoires et les esquisses, sur la terrasse de la villa Mattei (villa Celimontana depuis, et siège de la Société italienne de Géographie), sur le Monte Celio, 7 km au sud-ouest de la villa Mellini, sur l'autre rive du Tibre.   

Ces 5 tableaux, à présent dans la collection de l’Alte Nationalgalerie de Berlin, ne sont qu'épisodiquement exposés. On trouve cependant d’assez bonnes reproductions téléchargeables sur le site du musée, et surtout de plus précises, grandeur nature, sur Gallerix, ce singulier site russe dont on vous débroussaillait jadis le mode d’emploi (les liens vers les 5 tableaux sont en fin de chronique).


F. Loos, Panorama de la Rome antique en 1850. Voir le commentaire qui suit.
 
En cliquant sur la longue vignette ci-dessus vous ouvrirez (l’affichage peut être un peu long) une image que vous pourrez télécharger de 22 867 pixels par 2 717 et 11 Mégaoctets reconstituant à peu près en taille réelle le panorama tel qu’exposé par Loos à Rome en 1852 (la vue 1 est répétée à droite pour visualiser la boucle fermée du panorama). Il ne le vendit pas alors. Il en demandait sans doute un montant justifié par l’ampleur de l’ouvrage.

Prenez le temps d’en découvrir les détails, d'en déduire la saison, l'heure, les activités humaines, peut-être les monuments. Dans la prochaine chronique nous orienterons les vues sur le plan de Rome et tenterons de faire un peu de topographie des lieux, et de repérer ce que le temps (en réalité l’humain) en a fait en 170 ans. 

 Liens vers les reproductions de chaque tableau séparément, sur le site de la Nationalgalerie (NG) et sur le site Gallerix (GX) dans l’ordre panoramique, de gauche à droite : 
1.NG - 1.GX - 2.NG - 2.GX - 3.NG - 3.GX - 4.NG - 4.GX - 5.NG - 5.GX.


mercredi 20 juillet 2022

Le neveu de Ruysdael

Jacob van Ruisdael - Paysage au crépuscule avec berger et deux chiens, 1648, 68 x 52cm (Vente Christie's 07.07.2022, 4M$), restauration numérique.
 
Les salles de ventes proposent couramment de vieux paysages de campagne, remplis d'arbres, encrassés et illisibles. On y distingue parfois un ou deux personnages qui passent. Les consciencieux commissaires-priseurs trouvent qu’ils ressemblent aux tableaux de Jacob van Ruisdael et s’arrangent pour en glisser le nom dans l’intitulé des tableaux, qui en deviennent hollandais. Mais les véritables Ruisdael, dont chaque centimètre carré respire la liberté du pinceau et la délicatesse de l'inspiration, comme celui qu’on présente ici, sont rares sur le marché. 

Large de 68 centimètres et signé en 1648 (en bas à droite), il représente une simple scène bucolique de crépuscule près de Haarlem. Jacob a alors 20 ans. Son oncle Salomon van Ruysdael (avec un Y) est directeur de la guilde des peintres de Haarlem et vient de l’accueillir parmi ses membres. Il lui a appris, au long des années de formation, cette peinture de paysages nonchalante et sans arrière-pensée qu’il venait d’inventer avec quelques collègues, qui ne durera que trois décennies, et qu’on ne pourrait comparer qu’aux pré-impressionnisme, deux siècles plus tard, quand Corot et ses confrères exploreront la région de Barbizon et la forêt de Fontainebleau, inspirés par le commerce naissant de la peinture en tubes et les joies et surtout désagréments de la pratique en plein air.

Bien que peu vu ce panneau de Ruisdael présente un pédigrée sans histoires. Acheté en 1977 (1M$ d’aujourd’hui), confié à quelques expositions, notamment à Fukushima fin 2015 (!), on pouvait le voir, en prêt, au musée Frans Hals de Haarlem entre 2002 et 2017.

Christie’s vient de le vendre contre l’équivalent de 4 millions de dollars (4M$).
À qui ? un musée, un particulier ? Le prêtera-t-il ?

En attendant la réponse en voici une bonne reproduction, subtilisée sur le site de Christie’s qui a sérieusement régressé en matière de présentation des œuvres et ne permet désormais plus de les télécharger, tout en nous gratifiant d’une interface digne des débuts de l’informatique au siècle dernier.

Deux versions sont disponibles ici, deux fois plus grandes que le panneau original (4 fois en surface). Ci-contre l’état actuel photographié par la maison de ventes, et en haut de page une version numériquement restaurée où la couche uniforme de vernis jaunissant a été atténuée.