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mardi 10 juin 2025

La vie des cimetières (117)

Quelques champs de la bataille de Loos, cultivés, et un mur du mémorial. 


À l'automne 1915, dans les plaines du nord de Lens, autour de Loos-en-Gohelle, l'armée britannique vint soutenir l’armée française pour empêcher que les autochtones ne parlent dorénavant la langue de Friedrich Nietzsche et Richard Wagner, et éviter que cet idiome barbare et laborieux devienne l’espéranto mondial à la place de la langue de George 5 et Queen Mary, si simple, si universelle.

Comme toute armée évidemment, elle n’était aucunement préparée et les munitions manquèrent aussitôt. On testa alors un gaz toxique, mais un peu comme dans ce film si drôle des frères Lumière en 1895, l’arroseur arrosé, le vent renvoya les effluves mortels sur l’émetteur. Puis l’ennemi tira avec succès sur les bonbonnes de gaz encore pleines, qu’on n’avait hélas pas utilisées parce que les clés fournies par les services logistiques étaient les mauvaises. Enfin les masques à gaz, mal conçus, instantanément embués, se révélèrent inutilisables.
Résultat de la campagne, en quelques semaines, 60 000 soldats anglais étaient éparpillés dans les champs avec seulement la boue pour sépulture. Par chance ils étaient tous volontaires, mais c’étaient les derniers, car il fallut dès janvier 1916, par manque de candidats, inviter avec moins de courtoisie leurs remplaçants destinés aux insectes nécrophages des tranchées. (Cette histoire n’est pas une caricature par un pacifiste qui aurait reconnu là le modèle des méthodes actuelles de nos maitres pour gérer les conflits, mais la vérité historique, au moins celle de l’Encyclopédie Wikipedia en anglais).

Globalement l’affaire était un échec. Sur le terrain, quand on n’a pas le temps ou le moyen de récupérer les restes des soldats, on parle de "sépulture inconnue" et on construit dans les environs, une fois le calme revenu, un monument cénotaphe pour y inscrire la seule chose qui reste désormais identifiable, leur nom, qu’on trouve sur la liste des conscrits.

Ce sera fait 15 ans plus tard, à 9 ans seulement de la guerre suivante. Un architecte anglais édifiera un cimetière d’un demi-hectare au bord de la route de Lens à Béthune. 20 600 noms de disparus seront gravés sur les murs d’enceinte, classés par régiment et par ordre alphabétique, constituant le Mémorial de Loos. Les quelques restes suffisamment homogènes de soldats conservés jusqu'alors, pas toujours identifiés, étaient répartis dans 1800 tombes "individuelles" alignées dans l'enceinte, constituant le cimetière britannique de Dud corner. 
Le "General The Rt Hon Sir Cecil Frederick Nevil Macready, Bt, GCMG, KCB", administrateur des troupes anglaises en France en 1915 (Adjutant-General) et pour cela hautement récompensé, inaugurera le mémorial le 4 aout 1930. 
Au même moment, sans rapport avec la cérémonie, se réunissaient à Oxford les participants au 22ème congrès mondial d'espéranto.


Le major-general Richard Hilton, officier britannique d'observation avancée, écrira plus tard :
"On a beaucoup écrit sur la bataille de Loos. La véritable tragédie de cette bataille résidait dans sa quasi victoire".
Aucun des participants ne le contredira.



dimanche 28 avril 2024

Histoire sans paroles (51)


On reprochera peut-être au photographe de s’être préoccupé d’une plaque d’égout et des traces d’une sortie de garage, alors qu’il avait à 50 mètres un point de vue sur la façade occidentale de la cathédrale Saint-Maurice, à Angers.
C’était peut-être volontaire, elle est à moitié dans les cartons depuis si longtemps - ici en octobre 2022.

Pour résumer la situation - n’oublions pas qu’on est dans une Histoire sans paroles - il y avait dans le temps un porche, une vaste galerie qui prolongeait la nef de la cathédrale, un narthex, un caquetoire, voire une galilée disent les vrais spécialistes en désaccord avec Monsieur Larousse sur le genre de la chose. De style vaguement gothique construite à la Renaissance elle protégeait un épisode de l’Apocalypse de Jean, sculpté autour du tympan du portail et peint de diverses couleurs dont certaines du 12ème siècle. Très dégradée la galerie avait été détruite en 1806, offrant l’Apocalypse aux intempéries. Cependant les sculptures avaient été recouvertes d’un badigeon de chaux protecteur, qui s’encrassait depuis deux siècles.
Un jour quelque décideur s’intéressa au portail. C’était, voilà une quinzaine d’années, le début d’une longue période d’analyses et d’expertises. Il fut décidé de restaurer le portail et ses sculptures et de les protéger temporairement dans un coffre de planches en attendant l’édification d’une solution architecturale moderne, œuvre d’un célèbre architecte japonais choisi par le ministère de la Culture. 
L’ambitieux projet a pris naturellement un retard pour l’instant modeste. L’inauguration de la nouvelle galerie envisagée vers l'été 2024 se ferait plutôt vers la fin 2025. 

Le photographe pourra alors immortaliser cette façade occidentale occultée depuis 15 ans, embellie par un geste architectural contemporain, où l’artiste japonais dit avoir respecté les proportions du nombre d’or, ce qui, comme tout placebo, ne peut pas faire de mal, et où il affirme, contredisant avec bonne humeur un architecte inquiet et un peu trop minutieux assistant à sa conférence, que la lumière du soleil des soirs d’été ne touchera jamais de ses néfastes rayons directs les sculptures aux couleurs ressuscitées.

vendredi 24 mars 2023

Tableaux singuliers (18)

Mongin Antoine Pierre, Le curieux, 1823 (Cleveland Museum of art)
 
Déambulant récemment dans les réserves des collections du Musée d'art de Cleveland, peut-être avez-vous découvert ce singulier tableau de Mongin (Antoine Pierre).

Mongin était peintre en France à la fin du 18ème siècle et au début du suivant. Il aimait comme son collègue Hubert Robert les pierres et les statues que la mode gréco-romaine avait sorties du placard et que le romantisme naissant cherchait à dissimuler sous la végétation. Il y ajoutait des nymphes dénudées, des soldats de Napoléon, beaucoup d’arbres, et peu de talent.
On connait peu de peintures à l’huile de sa main, mais des gouaches, des lithographies et des cartons de papier peint. Il fallait vivre.

"Le curieux", exposé au Salon de l’Académie de Paris en 1824 comme une "étude d’après nature", donné en 1977 au musée de Cleveland qui ne l’expose pas, représente la vue de toits (à Paris) et d’un homme en haut d’une échelle posée contre le mur d’une institution de jeunes demoiselles. Nonobstant le titre du tableau, la position dynamique de sa jambe droite semble indiquer que l'homme n’est pas un simple voyeur et qu’il pourrait bien franchir le mur. 

Fin 2020, une donation également faisait entrer dans la collection de la fondation Custodia une vue des toits de Paris près du Louvre par Mongin, semblable au tableau de Cleveland mais sans le curieux et son échelle, et que le site de la fondation qualifie d’esquisse. 
Esquisse ? En tout cas les deux sont des huiles sur papier collées sur toile, de mêmes dimensions, et l’effet de contrejour sur l’esquisse est plus subtil que l’éclairage direct assez plat de l'autre.  
Ces esquisses ou études, parfois très abouties comme ici, étaient faites sur place, devant le motif, puis servaient de modèle pour des tableaux plus ambitieux réalisés dans le confort de l’atelier. Elles étaient considérées comme des croquis qu'on n'exposait pas dans les salons (il n’y a pas si longtemps que le Louvre expose une série d’études de paysages que Pierre de Valenciennes peignait à la même époque)
Elles se pratiquent beaucoup moins depuis l’invention de la photographie.

Pour attirer l’attention du bourgeois au Salon avec un paysage, il était alors conseillé d’y situer une anecdote avec des personnages, si possible moralisante, ou à la rigueur grivoise. C'est ce que fit Mongin.
On remarque nettement en zoomant sur le personnage (les lignes horizontales sur le pantalon noir), qu’il a été ajouté après coup, avec quelques plantes, sur un mur déjà peint et sec, et on peut aisément en déduire que Mongin avait réalisé deux études (au moins) de ce point de vue à des heures très différentes et qu’il a choisi plus tard celle de Cleveland, y a greffé l’anecdote et amélioré certains détails, pour l’exposer au Salon.

Notre époque a tendance à préférer la vue naturelle, le paysage pur, à le trouver plus artistique, plus essentiel, et à se rire de l’anecdote. Peut-être se trompe-t-elle, en se privant inutilement d’une dimension. Les ruines d’Hubert Robert deviendraient sans doute démonstratives et ennuyeuses si ne s’y affairaient ces nuées de lavandières indifférentes.

samedi 22 octobre 2022

mardi 20 septembre 2022

Améliorons les chefs-d'œuvre (24)

S’il a effacé l’étagère de cruches derrière la tête de la Femme versant du lait, le minutieux Vermeer a laissé dans le mur les traces de clous.

Le Rijksmuseum, premier musée d’art d’Amsterdam, ouvre dans 4 mois la plus grande exposition Vermeer jamais réalisée, qui réunira 27 des 34 tableaux généralement acceptés dans le catalogue du peintre. "Ce sera la première et la dernière fois que le public pourra voir 27* Vermeer réunis" avertit M. Dibbits, directeur du musée, qui a déjà ouvert la vente des billets, à 1,11€ euro par tableau, mais le tarif inclut, après l’exposition, la visite des collections permanentes.

La rétrospective de 1996 au Mauritshuis de La Haye en montrait 23, et l’exposition lamentablement organisée en 2017 par le Louvre, seulement 12.

C’est l’occasion pour le musée de remettre une nouvelle fois sur la table d’opération les tableaux qu’il détient, dont la fameuse Femme versant du lait (qu’on appelle parfois impertinemment Laitière, voire yaourtière dans l’industrie agroalimentaire). 

Pour tenter de comprendre le savoir-faire si particulier du peintre, les experts ne cessent de l’éplucher avec des outils toujours plus modernes et indiscrets, et d’inventer à chaque examen un nouveau mystère que personne ne cherchait et qui trouve ainsi au même instant sa propre révélation. Les mots mystère, secret, révélation et découverte sont les moteurs de toute promotion bien pensée. 

Sous l’influence d'une lubie de l’authenticité, et parce que ces spécialistes pensent connaitre les intentions d'un peintre mort et oublié depuis 350 ans, au lieu de se contenter de remplacer un vernis un peu sombre, ils se sont mis à transformer ses tableaux, ajouter des personnages, y refaire la décoration à leur propre gout, sous prétexte que d’autres avant eux l’auraient fait au mépris de ce qu’ils estiment aujourd’hui avoir été l’inspiration originale du peintre. 

Dans le cas de la Femme lisant une lettre du musée de Dresde, persuadés que le tableau peint au fond de la pièce avait été masqué après la mort du peintre (donc sans son consentement), les experts ont restauré le Cupidon grassouillet et allégorique caché dans le mur, éliminé ainsi tout doute sur le contenu de la lettre, et surchargé le fond du tableau (ce que Vermeer, il est vrai, faisait généralement).
Dans leur élan, les experts de Dresde ont même proposé à ceux de Berlin, qui hébergent un des rares murs restés libres dans les tableaux de Vermeer, de les aider à faire réapparaitre la carte géographique dont on sait, par la radiographie, qu’elle ornait ce mur dans l’idée originale de Vermeer. 
Prudemment, Berlin a répondu que la carte n’était certainement qu’une esquisse effacée par le peintre (de son vivant, donc). 

Or cette année, en prévision de la grande rétrospective en 2023, et au moyen de la réflectance infrarouge à courte longueur d’onde (c’est nouveau, c’est militaire dit l’AFP), l’expertise vient de révéler très clairement les repentirs que recouvre le mur blanc derrière la dame versant du lait et au sol au fond de la pièce, et qui en deviennent ainsi terriblement énigmatiques. En réalité on en connaissait l’existence, on les distingue à l’œil nu (au séchage les repentirs ressortent toujours).
Mais cette technique sophistiquée a dévoilé avec précision que le peintre avait prévu, derrière la petite chaufferette pour pieds, un grande panière de séchage du linge, et sur le mur derrière la tête de la dame, une longue étagère et des cruches suspendues.
Et le procédé technique est si puissant que M. le directeur du musée, lyrique, a distinctement entendu les paroles du peintre devant son tableau : "Après réflexion, Vermeer s'est dit - cela fait une composition trop chargée, je vais la repeindre" a-t-il déclaré. 

On remarquera donc qu’en 2022, à Amsterdam, les motivations stylistiques attribuées au peintre sont à l'exact opposé de ses intentions profondes imaginées à Dresde en 2019. Aujourd’hui, le peintre chercherait à éviter l’atmosphère intimiste et confinée, surchargée d’objets, et aspirerait à la monumentalité, à l’épure.

On ne se plaindra pas de cette interprétation. Il ne reste que 2 ou 3 intérieurs de Vermeer dont le mur du fond encore vide renforce (pour un œil moderne) la présence palpable du personnage dans la pièce, l’isole dans l’espace sans le noyer au milieu d’un assemblage d’ornements et de bibelots.


Le type d’étagère que Vermeer prévoyait derrière la dame versant du lait (modèle réduit du Rijksmuseum).

samedi 25 décembre 2021

« Petit pan de mur jaune »

À l’exception d’opérations de prestige, le financement des musées a depuis tant d’années disparu des préoccupations des pouvoirs que leurs administrateurs, désignés par les mêmes pouvoirs, s’épuisent à la recherche de moyens pour les maintenir à flot.
Symptôme de cet abandon, tous les dirigeants de la planète en chœur ont interdit l’accès des musées, même déserts, aux personnes non vaccinées contre le coronavirus, même porteuses d’une preuve de test négatif (comme c’est le cas en Suisse et bientôt en France) pendant que les foules, vaccinées ou non, s’entassent joyeusement dans les transports en commun sans le moindre laissez-passer.

Toutes les méthodes ont été expérimentées par ces gestionnaires désappointés, de l’interdiction de photographier dans leur musée, au circuit de visite obligeant le transit par la boutique de souvenirs, jusqu’à la médiatisation outrancière d’expositions misérables, parfois financées par des mécénats douteux.
On ne s’étonne donc plus de voir les responsables de musée les plus dynamiques se laisser abuser par n’importe quel truc soi-disant infaillible venu d’on ne sait où et censé améliorer la situation de leur établissement.

Une de ces idées miracles, qui commence à faire des ravages dans la présentation des œuvres et sur le confort des visiteurs, concerne les cartels, ces étiquettes explicatives traditionnellement placées près des objets exposés, si possible à hauteur des yeux.
Ces cartels ont tendance, depuis quelque temps, à tomber au sol, au pied de l’œuvre et aux pieds des visiteurs, sans l’aide de courants d’air, ni de la gravitation.

Le musée y gagne de la place sur les murs, et peut resserrer les tableaux et ainsi satisfaire une autre tendance moderne, illusion de transparence, qui est de montrer un maximum des réserves du musée. Surenchère louable quand elles recèlent des trésors (qui devraient plutôt être partagés avec les musées moins dotés), mais débauche vite épuisante quand les cimaises se couvrent de rogatons.

Et les plus zélés des conservateurs en profitent pour muer la petite étiquette discrète, qui situait brièvement l’artiste dans l’espace et le temps, en une véritable encyclopédie. On y retrouve alors toute l’histoire du tableau, du peintre, du musée et de la région, en petits caractères et en 500 mots. 

Ici encore l’exubérance est honorable, mais tous les désagréments en ont-ils été évalués ?

En effet après 45 ans, une large proportion de l’espèce humaine qui fréquente assidument les musées éprouve des difficultés à voir de près et corrige cette altération naturelle par des lunettes adaptées mais qui ne permettent plus de voir vers le bas des petits caractères trop éloignés. Pour lire les cartels au sol, il n’y a plus alors que la génuflexion ou l’accroupissement. 
Toute à l’admiration des cimaises à hauteur de ses yeux, la personne suivante, affectée probablement de la même pathologie, ne verra pas l’obstacle. Il en résultera une scène burlesque qui dérangera le silence recueilli des lieux, déclenchera peut-être l’alarme et alertera les gardiens qui soupçonneront des déprédations.



 
Et puisqu’il faut bien parler de rentabilité, on reproche encore souvent au touriste qui prend 30 secondes pour photographier un tableau de spolier l’esthète, qui attend après lui, d’un temps de contemplation jugé d’une valeur supérieure ; on s’impatiente également, derrière un touriste qui tripote nerveusement l’audioguide et stationne plusieurs minutes devant un tableau sans s’apercevoir que la voix nasillarde qu’il écoute distraitement ne commente pas la même œuvre ; alors que dira-t-on de l’amateur qui passera et repassera entre les visiteurs et les tableaux, et s’arrêtera bien 5 minutes devant chacun pour en lire consciencieusement le cartel ?

Dans l’exemple tout à fait réel de l'illustration ci-dessus, au musée des beaux-arts d’une ville moyenne du centre de la France dont tous les étages, après 5 ans de travaux, ont vu l’ensemble des cartels ainsi gonflés d’information et cloués au sol, l’amateur pointilleux du paragraphe précédent demandera plus d'une demi-heure pour lire les étiquettes et regarder les œuvres de ce coin de mur.
Ceci dit, ça n’est peut-être pas un problème dans un musée de province. Il étaient déjà peu fréquentés avant la crise sanitaire. 

Enfin passons vite sur les questions de lumière. Il faut bien éclairer les pieds des touristes qui passeront désormais une partie de leur visite à regarder leurs chaussures, et régler finement la chose pour que le faisceau lumineux n’y projette pas leur propre ombre et n’interfère pas trop avec l’éclairage destiné aux tableaux.

Comme dit le proverbe congolais, les bonnes idées ne sont pas toujours les meilleures
Peut-être verrons-nous parfois, au pied d'un tableau, dans une salle reculée d’un musée désert, quelque vieillard ratatiné qui n’aura pas pu se relever d’une génuflexion, à l’image de l’écrivain Bergotte venu mourir devant le petit pan de mur jaune d’un tableau de Vermeer, dans le roman de Marcel Proust.

lundi 26 août 2019

La fondation du doute




« Il faut toujours avoir deux idées, l’une pour tuer l’autre ». 
 Georges Braque (cité sur un mur de la Fondation)

Le doute est un produit de luxe, apparu tardivement dans l’évolution. Devant un prédateur résolu, hésiter entre plusieurs directions où fuir n’offrait pas les meilleurs résultats évolutifs.
Et comme le doute sollicite l’encéphale et réclame de l’énergie inoccupée, il fallut attendre l’heureux temps des grandes philosophies, quand sirotant un ouzo servi par un esclave dans la fraicheur de la brise ionienne, le sage grec s’interrogea sur les raisons de son bonheur.
Il commença alors à douter de sa perception, puis de ce qu’affirmaient les autres, enfin de son entendement même.
Le fruit était gâté. Les plus malins s’y insinuèrent l’un après l’autre, Aristarque de Samos, Galilée, Spinoza, Newton, Darwin, Einstein, de Broglie… Et enfin Ben (Benjamin Vautier pour les familiers).

Né en 1935, émule du Dadaïsme et de Marcel Duchamp, Ben a toujours douté de l’art et de ses propres talents, mais pas de ses idées qu’il prodigua toujours de manière généreuse et désordonnée.

Au tournant des années 1950 et 1960, entre canulars et ruminations narcissiques, il signait tout ce qu’il rencontrait, abstractions, objets, personnes, lieux, des villes entières et même la mort, qui est alors devenue une œuvre d’art. Il vendait Dieu, en boites de quelques centimètres cubes.
Il inventait chaque semaine une nouvelle esthétique, et tant d’idées qu’il ne pouvait toutes les réaliser, comme le dessein de bruler le Louvre, en 1962. La moins spectaculaire fut l’inactivité, en 1961, concrétisée dans le projet de ne rien faire, constaté par huissier toutes les fins de mois.
Ben était alors porte-parole en français d’une sorte de mouvement artistique généraliste, conceptuel et informel appelé Fluxus.

 

Dans les années 1970-1980, plus modestement, Ben signait des mots, seuls, ou des phrases courtes, banales, des platitudes, des dictons, parfois cocasses en situation, d’une écriture arrondie et enfantine, blanche sur un fond noir. Il commença alors à intéresser les markéteurs, les imitateurs et quelques fariboles sociologiques.
Aujourd’hui, sa signature, comme celle des grandes marques, est devenue un phénomène publicitaire, elle prolifère dans les catalogues en ligne d’Amazon à CDiscount, au rayon des fournitures de bureau, agendas, cahiers d’écolier, affiches, tee-shirts.

Puis vint le temps des commandes officielles et des rétrospectives.
En 1995, le maire de Blois et ministre de la Culture lui commandait son œuvre la plus monumentale, le Mur des mots, 313 plaques émaillées de ses dictons les plus fameux, disposées sur les 360 mètres carrés de la façade de l’école d’art et conservatoire départemental.

Mur des mots (presque tous les textes sont lisibles en zoomant sur l'image en lien)

Enfin, au début du 3ème millénaire, encouragé par ce portail géant et la sympathie de la municipalité de Blois, et arrivé à un âge où l’avenir ne fait plus de doute, Ben qui avait affirmé en 1974 dans la revue Art press « toute rétrospective de Fluxus est une fossilisation », proposait d’installer dans les lieux, qu’il appellerait « Fondation du doute, Ben - Fluxus & Co », un musée du mouvement Fluxus (à moitié pourvu par sa propre collection), avec un café, une boutique et des lieux d’exposition, de création et de non création permanentes.

À l’inauguration, en 2013, il résumait Fluxus à France-Info « […] c'est la vie des ratés, […] l’amateurisme, le non-art, j’aime les types qui ont des idées, qui veulent changer le monde mais restent au bistrot à boire des bières ».
Il écrivait le 23 février 2013 sur son site (1) « L’esprit compte plus que les œuvres, il faut faire de la Fondation et du Centre Mondial du Questionnement quelque chose de totalement différent et nouveau, poser d’autres questions, douter de tout ».

Ainsi alléché, on se rend à la Fondation, à Blois, en pleine période touristique, pour constater que Ben avait raison en 1974.
Dans un musée, le doute, consacré, devient institution, comme une certitude, la subversion s'empoussière, les objets du quotidien ne sont plus que les articles d’un magasin de bricolage.

Finalement, Ben doute peut-être avec trop de conviction. Déclarer « tout est art » n’avance pas à grand chose, cela revient à dire « rien n’est art ». C’est tout.

Le musée est désert.

On se revigore en imaginant les activités de création du Centre international du Questionnement.
Mais le doute est certainement en vacances pendant l’été, lui aussi. La non création, la chaleur et le silence paralysent tout.

Trois touristes se rafraichissent au café Fluxus. Ils chuchotent, dans une langue inconnue.
Ne rien faire, c'est aussi créer (2).



 
(1) Le site de Ben est un monument, une caverne au trésor où ruisselle et se répand son extraordinaire logorrhée, et scintille tout ce qui lui est passé par la tête depuis plus de 50 ans. Il semble figé depuis 2013, année rétrospective, mais on y déniche en creusant un peu, la liste de ses projets (moi Ben je signe), ses enregistrements de Nice démangeaison, ses livres et manifestes au format PDF, et ses 701 longues Newsletters, jusqu'en mars 2019, sorte de journal personnel, spontané, attachant.
(2) Une des 30 questions (affirmations ?) que Ben omniprésent soumet au passant dans les rues de Blois.

mardi 11 juin 2019

Améliorons les chefs-d’œuvre (15)



Examinons ces deux tableaux de Vermeer.

À gauche, Femme debout au virginal, une scène disparate, sans unité. Chaque élément est isolé, comme sur un collage où auraient été réunies les marottes du peintre, le virginal, la chaise à la perspective douteuse, les deux tableaux collés au fond, si mal intégrés qu’on ne voit plus qu’eux, surtout le cupidon boudiné qui en devient la figure centrale, accentuée par la légère contreplongée sur le portrait de femme éteint par un contrejour fade et sans relief.
La vraie réussite du tableau est le mur de gauche, et ses subtiles nuances de lumière. Bref, un Vermeer inachevé (ou un pastiche), exposé aujourd’hui à l’infortunée National Gallery de Londres, dont les deux Vermeer sont aussi insipides.
Notons que le tableau du cupidon est reproduit à l’identique sur un autre tableau de Vermeer, mais dans ce cas fondu dans la pénombre, la Scène de musique interrompue de la collection Frick à New York.

À droite, la mauvaise reproduction du tableau d’une Femme lisant une lettre, habituellement exposé à la Gemäldegalerie de Dresde, en Allemagne, aujourd'hui en cours de restauration. Le délicat profil et son reflet sur la vitre se fondent dans une atmosphère lumineuse cohérente. Tout concourt à isoler le personnage dans cet instant suspendu, notamment le rideau jaune un peu démonstratif du premier plan, et le mur du fond, vide, et qui a été blanc.

Dans ses 25 tableaux d’intérieur figurant des personnages dans un coin de pièce, Vermeer a toujours comblé cette surface vide au fond de la pièce, par des tableaux (16 fois sur 25), ou par des cartes géographiques (5 sur 25). À l’exception de 4 scènes dont le mur reste vide : la célèbre Laitière d'Amsterdam, la Dentelière du Louvre, la Femme au collier de Berlin, et cette Liseuse de Dresde.
Dans les deux premières, l’absence de décoration murale s’explique par la modestie des activités ménagères décrites et des lieux où elles s’exercent, cuisine, buanderie ou office.
Restent les deux inexplicables murs vides de la Femme au collier et de la Liseuse. Inexplicables parce que l’époque n’était pas aux effets graphiques expressifs, et qu’il fallait, pour vendre au bourgeois, faire réaliste et cossu, remplir l’espace en représentant avec exactitude, ou embelli, ce que le client voyait chez lui.

Et si ces murs restés vides sont pour les amateurs d'aujourd’hui les plus purs dans la peinture de Vermeer, parce qu’ils suspendent si parfaitement l’instantané quand un fouillis d’objets aurait dispersé l’attention, il n’en allait pas de même pour le peintre.
On peut l’affirmer, parce que ces deux uniques murs vides ne le sont pas, en réalité.
Les experts savent, depuis qu’ils les ont examinés aux rayons X, que la Femme au collier était encadrée d’une carte de géographie, et la Liseuse d’un tableau représentant un cupidon (on distingue encore la bande sombre du cadre).

Tous pensaient que le blanchiment tardif des murs était dû à des repentirs du peintre. Or la restauration de la Liseuse a révélé que le mur aurait été repeint des années, voire des décennies, après la mort du peintre. Admirons la précision. Alors après consultation de dizaines d’experts internationaux, le musée a choisi de ressusciter le cupidon. Illusion de l’authenticité !
Imbu de sa vérité, il l’expose temporairement au public de Dresde dans un état intermédiaire (illustration infra), et on y reconnait déjà le même cupidon que sur les tableaux de Londres et de New York.




Ainsi ce tableau que peu ont vu parce que Dresde ne l’a presque jamais prêté (notamment pas à la grande rétrospective Vermeer de La Haye en 1997), et dont aucune bonne reproduction ne circule, sera bientôt affublé d’un gros cupidon rose gonflé comme un Jeff Koons. On ne verra plus que lui. Une raison de moins d’aller à Dresde, déjà mal desservie.

Et craignons que ce respect intransigeant de la volonté présumée du peintre, ce vent d’intégrisme puritain, n’atteigne rapidement Berlin, qui n’est après tout qu’à 165 kilomètres de Dresde. Qui sait ce qui arriverait alors à la Femme au collier de perles ?

dimanche 18 novembre 2018

La vie des cimetières (83)


Venant un jour du Nouveau Monde, et abandonnant l’Allier pour son affluent le Chapeauroux, sur une route sinueuse entre Haute-Loire et Lozère, juste avant d’arriver à Saint Bonnet-Laval, on apercevra peut-être en contrebas, au fond d’une vallée déserte, une haute enceinte pâle et borgne. C’est le cimetière, de 20 mètres sur 60, prolongé d’une petite annexe, à peine plus grand que celui de Ronesque.


Et poursuivant la route et la rivière, on traversera le Chapeauroux à Laval-Atger, en direction de Grandrieu, et on rencontrera, avec un peu de chance, si le brouillard se lève, les elfes étranges et bienveillants qui hantent, depuis que Jean Chastel en a occis la Bête, cette vallée perdue aux confins du Gévaudan.

Et on n’est pas encore au bout du monde


samedi 18 février 2012

L'âge de la pierre

Imaginez une planète où la nature a été beaucoup plus généreuse que sur la plupart des autres planètes. Où elle s'est assoupie mollement sous la caresse des vagues de l'océan, durant des milliards d'années, si bien que la vie, et même une sorte d'intelligence, ont eu le temps d'expérimenter, de s'épanouir, de croitre. Imaginez partout des fleurs en sucre, des oiseaux, des lacs de miel, des mers de lait d'amandes.

Imaginez sur cette planète un pays producteur de sirop d'érable, où tout le monde croit au Père Noël et pense qu'il est à l'origine de tous ces bienfaits. Un pays où quelques uns savent que ça n'est qu'une farce absurde destinée à endoctriner et asservir les faibles et les ignorants. Un pays qui cache ses femmes (et parfois les lapide) car leur beauté est l'œuvre du Père Fouettard.

Imaginez dans ce pays un poète naïf qui soudain exprime sur les murs de la ville des doutes (tièdes et plutôt révérencieux) sur le Père Noël. Imaginez alors la réaction de tous ces cerveaux vidés par des siècles de lessivage, quand craignant pour ses privilèges, un triste clown télédiffusé et pleurnichard les menace de la vengeance du Père Fouettard s'ils ne décapitent pas immédiatement le jeune renégat.

Imaginez enfin le silence de la planète entière, qui ne croit pas nécessairement au même Père Noël, et qui calcule que sauver la tête d'un pauvre incrédule ne vaut pas le risque de perdre les flots quotidiens de ce sirop d'érable qui adoucit tant de maux.

Vous jugeriez sans doute cette Humanité indigne de la terre qui l'a créée et juste bonne à retourner à l'âge de la pierre d'où son esprit pesant et superstitieux n'est jamais sorti.

Heureusement, tout cela n'existe pas.


Tuez tous les artistes, Venise janvier 2010

samedi 31 mars 2007

La vie des cimetières (2)

Le sens commun voudrait qu'on protège un cimetière contre les intrusions nocturnes de profanateurs. Ici, au Père-Lachaise, à Paris, on a plutôt cherché à défendre l'extérieur du cimetière, les vivants, contre les invasions de diverses espèces de revenants, zombies et ectoplasmes. Saluons l'initiative. Pour le bienheureux qui croit, tout est possible.