mercredi 4 mai 2022

Mais comment diable m’abonner à ce blog ?

Si l’informatique n'est pour vous qu'un brouillard, si vous vous perdez dans ces innombrables systèmes qui font tourner, sur des appareils disparates, des milliers de logiciels difficilement compatibles entre eux, il faut vous en prendre à l’Éternel. Les livres les mieux documentés l'ont dit depuis des siècles : c’est parce que l’humain, qui avait la ferme intention de reprendre ses turpitudes d’avant le Déluge, a construit une tour qui dépassait largement la hauteur d’eau atteinte par la crue biblique, grâce à quoi il pensait pouvoir forniquer, violenter, assassiner et blasphémer à profusion, persuadé que le niveau de la prochaine punition divine ne pourrait pas l’atteindre. L’histoire se passait à Babel. Mais l’Éternel, malin, changea de tactique, et alors qu’à l’époque l’informatique se résumait à un système unique et un seul logiciel sur un seul type d’appareil, on se retrouve aujourd’hui avec des milliers de marques, de normes, de standards, de particularités nationales, de langues, le tout si bien combiné qu’on ne sait même pas comment s’abonner à un simple blog.
(La tour de Babel © Pieter Brueghel l'ancien, musée Boijmans, Rotterdam).

 
Presque chaque année une personne au moins annonce à l’auteur de ce blog, animée d’une feinte confusion « mais comment être prévenue quand vous publiez une chronique ? », pensant ainsi lui faire avaler qu’un petit obstacle technique l’a empêchée de jamais lire sa prose, qui pourtant promettait des sujets si alléchants, dit-elle. L’auteur, bien élevé, se garde de lui rappeler que ses chroniques sont quasiment hebdomadaires.

Naguère Gougueule, à qui Ce Glob est Plat appartient corps donc âme, proposait gratuitement une fonction qui enregistrait les adresses de courriel des volontaires souhaitant recevoir un avertissement dès la parution d’un nouvel article de blog. Ce Glob est Plat n’y a jamais souscrit. Il a bien fait car la firme vient de supprimer cette fonction en 2021, laissant les auteurétrices de blog se dépatouiller avec une liste d’adresses courriel d’abonnés abandonnés désormais sans nouvelles.

Or il a toujours existé une solution idéale à ce problème : un petit logiciel qui prévient quand les sites que vous lui avez demandé de surveiller postent un nouvel article sur internet (*). Ce logiciel existe, en divers modèles, sur toutes les machines, tablettes, téléphones et systèmes d’exploitation, souvent gratuit ou pour quelques euros (éliminez d’emblée ceux qu’on paye par abonnement, vous en devenez le pigeon).  

(*) Certains navigateurs internet remplissent cet office en regroupant dans un menu les nouveautés des sites suivis, mais la solution n’alerte pas l’utilisateur, et semble assez mal maintenue. Par ailleurs, Il existe fort probablement un moyen de créer un lien dynamique vers un blog, quelque part sur la page d’accueil de votre résossossiot préféré. Mais n’ayant aucune science de ces logiciels bouffeurs de cervelle, l’auteur ne vous sera là d’aucun secours. 

Cette solution est si peu connue de l’internaute ordinaire que ce type de logiciel avertisseur n’a pas trouvé de nom simple et évocateur. On l’appelle Lecteur de flux RSS (Really Simple Syndication), parfois Agrégateur de flux, ou Abonnement à des contenus, ou le poétique Lecteur de syndication de contenu au format RSS-XML.
L’encyclopédie Wikipedia en dit "Bref, un moyen idéal de survoler l'actualité lorsqu'on n'a pas le temps de parcourir un site, ou afin de faire un tri parmi les informations qui nous intéressent."

Vous fournissez au logiciel l’adresse des flux d’abonnement (**) des sites que vous souhaitez suivre, et il vous avertira et présentera à tout moment la liste des nouveaux articles. Vous éliminez alors d’un doigt les articles qui vous ennuient et lancez directement la lecture de la dernière chronique de Ce Glob est Plat. Et tout en la cherchant éperdument, parcourant d’un œil distrait les titres récents des médias conventionnels que vous suivez aussi, vous vous serez informés sur le sort de notre planète, et ainsi serez parmi les premiers à savoir si on doit désormais, par rigueur grammaticale, appeler "deuxième" ce qui était hier encore la "seconde" guerre mondiale, ce qui n’est pas un mince avantage.
   
(**) L'adresse du flux RSS n’est pas l’adresse du site. On la trouve en cherchant Flux RSS, ou Feeds sur le site, ou une icône orange ; certains lecteurs de flux la dénichent automatiquement à partir de l’adresse du site. C’est https://ostarc.blogspot.com/feeds/posts/default pour Ce Glob.
 

Mais alors, pensez-vous déjà, pourquoi n’en parle-t-on jamais, si c’est la manière idéale d'être informés seulement de ce qu’on a demandé, sans être pollués par tout ce qui est inutile ?

Vous avez peut-être répondu ! Les médias cherchent à vous vendre tout ce qui vous est inutile, le vent autour des émissions de radio ou de télévision, les publicités surgissantes et les animations qui détournent votre attention sur les pages internet. Or, comme tout système destiné à revoir ou réécouter une émission de télévision ou de radio (replay, podcast), et qui permet d’éviter aisément toutes ces incommodités, les lecteurs de flux RSS savent, soit présenter les articles désinfectés dans leur propre éditeur, soit vous emmener directement à l’article voulu, en esquivant toutes les nuisances et tentations intempestives, comme un service à domicile.  

POUR ALLER PLUS LOIN : Afin de trouver le logiciel avertisseur qui correspondrait à votre idiosyncrasie technique, toutes les questions seront traitées dans les commentaires de la présente page avec les plus parfaites rigueur, objectivité, honnêteté, franchise, et certainement incompétence, car les appareils, systèmes d’exploitation, et logiciels sont nettement plus nombreux qu’à l’époque sacrée de la tour de Babel.

mercredi 27 avril 2022

Un autre fruit

On trouve parfois, ornementant des vases ou des meubles "art nouveau", ou sur des natures mortes hollandaises du 17ème siècle, et même dans un autoportrait d’Egon Schiele, le physalis, cette curieuse plante au fruit comme une cerise enfermée dans un calice de feuilles orangées ou jaunes, qui se transforme en cage, et dont on prétend parfois qu’il viendrait des Incas, de la colonisation espagnole du Pérou au 16ème siècle ; mais Wikipedia en aurait trouvé des traces de cueillette et de consommation déjà au néolithique, il y a 6000 ans, dans l’Ain.

 
Pendant que les grandes maisons d’enchères survendent leurs fonds de tiroir de Basquiat ou Monet ratés (ici l'estimation est indécente. On ne nous la dit qu'en privé), Dorotheum, l’antique maison viennoise, entretient son petit gagne-pain régulier en écoulant des tableaux de qualité généralement discutable, fin de siècle (le 19ème), mais à des prix très bas. Elle vend parfois des pépites aussi, un peu plus cher, mais pas au point de ne plus pouvoir compter les zéros comme chez les confrères chics. 

Et justement le 11 mai, Dorotheum vend une Arrestation du Christ, par Frans Francken 2, superbe et presque romantique (on est au début du 17ème siècle et on entend déjà les cuivres tonitruants d’un Richard Wagner), puis un beau et rare paysage de déforestation par Claude Gellée, et qui semble bien de la main du lorrain, et enfin, pour le prix d’un bel appartement en province, des physalis par Abraham Mignon, accompagnés de raisins, de pêches et de 7 insectes et un arachnide. Comme toujours chez Mignon, ça n’est fait que pour le régal des yeux et une douce somnolence de l’esprit. C’est le principal.

Pour mémoire, chez Dorotheum, on peut encore télécharger de magnifiques reproductions en haute définition. Ici pour Mignon, elle fait à l'écran 5 fois les dimensions réelles du tableau. De quoi s’émerveiller.

mercredi 20 avril 2022

Jusqu’à l’indigestion

Vous avez nécessairement remarqué que les médias français sont essentiellement préoccupés, depuis peu et pour quelques jours encore, d’un sujet local (en bref, comment éviter que le pire n’advienne tout en le choisissant cependant un peu).
Aussi reviendrons-nous aujourd’hui - on avait prévenu - sur le sujet universel des fraises des bois. 

Que dites-vous ? Vous frôlez l’indigestion ? Notez que c’est un peu la faute de Monsieur Chardin. Peindre avec tant d’habileté une bassine ! … une bassine ? une baignoire ! … une baignoire ? que dis-je ? une montagne de fraises, et accompagnée seulement d’un verre d’eau, transparent, livide, blafard, sans sucre, ni biscuit, boudoir ou cigarette russe - ah, l’adjectif était inconvenant ? Je l’ai retiré.

Naturellement ce petit tableau est convoité, démesurément, on l’aura compris à suivre les épisodes de cette série haletante.

[Lire aussi, sur le même sujet et dans l’ordre, Des fraises de Chardin, La poésie à l’huile, Fraises des bois Marilyn et mondanités].
 
Eh bien sachez qu’était diffusé, dès le lendemain de la vente publique, le premier épisode de la saison 2. On comprend que vous ayez des difficultés à suivre, et c’est un peu notre rôle, médias spécialisés, de vous pré-mâcher et pré-digérer l’information, que vous n’ayez qu’à la régurgiter.

La deuxième saison est donc titrée « Encore un petit coup de Chardin pour la route ». C’est assez vulgaire, effectivement. Peut-être va-t-on y abandonner un peu de nos illusions.

Lors du dernier épisode de la saison 1, qui s'achevait - rappelez-vous - par la célébration de la vente aux enchères, l’équipe de scénaristes avait habilement introduit un personnage qui passait là comme par hasard, la toute nouvelle présidente du musée du Louvre, éblouie par ce monde des objets aux valeurs marchandes extravagantes, prête à s’émoustiller de ses propres pouvoirs (on le découvrira plus bas).


Signalons aux personnes intéressées par les fraises des bois (suivez mon regard) que c’était un des sujets favoris (pas des plus réussis néanmoins) d’Adriaen Coorte autour de 1700, et que sa cote est encore relativement basse. Ainsi elles pourraient s’acheter une quinzaine de Coorte pour le prix du Chardin convoité. Sotheby’s en vend couramment (2009, 2015, 2022) et en a encore en réserve (ci-dessus). Il faut cependant aimer aussi les asperges et les groseilles à maquereau.


Et la saison 2 ne vous décevra pas. Dans ce premier épisode on est exactement le lendemain de la vente historique, et la présidente du Louvre annonce au journal Le Figaro (*) qu’elle veut le Chardin, qu’elle peut l’avoir, mais - et là elle joue sa Cosette - qu’elle n’a pas les moyens de se le payer, ni à 30 (son prix d’adjudication), ni à 15, pas même à 6 ou 7 millions de dollars (**).

(*L’article est payant, les choses deviennent sérieuses.
(**) On est dans un pastiche de série américaine, ne l’oubliez pas (les conversions sont effectuées gracieusement par nos services).
 
Bien sûr, elle a 40 ou 45 Chardin dans des cartons au Louvre, mais elle veut celui-ci, elle n’en démordra pas. On l’imagine, dans le plus profond désespoir, assistant à l’apothéose du tableau dans un grand musée américain dont ce serait l’unique Chardin, et le voyant reproduit en haute définition sur le site du même musée, téléchargeable librement et sans aucun copyright. On en frémit.

Puis elle se ressaisit, et révèle fièrement avoir demandé au ministère de la Culture de déclarer le tableau Trésor national, ce qui lui donnerait légalement 30 mois pour tenter de réunir 30 millions de dollars.
Quelle entreprise, pour obtenir de l’administration certains avantages immatériels (notez le clin d’œil complice du rédacteur), et être de toute façon remboursée de 90% sur ses propres impôts (***), n’aiderait l’impécunieuse ministre à sauver la Nation tout en améliorant quasi gratuitement sa propre image de marque ?

(***) En tant que donation pour un Trésor national. Rappelons que c’est à coups de centaines de millions d’euros, presque d’un milliard, en grande partie remboursés par les impôts de tous, que la cathédrale de Paris et d’Eugène Viollet-le-Duc attend d’être reconstruite.

Vous avez certainement deviné la suite. Le prochain épisode verrait le lancement d’une souscription nationale. On solliciterait la générosité et la bonne volonté du citoyen, comme pour les 3 nymphettes de Cranach en 2010. C’était alors pour assouvir une passion condamnable du président du Louvre. Ici, ce sera pour satisfaire une envie de fraises. 

Mais n’anticipons pas...

jeudi 14 avril 2022

Les visites de Monsieur G.

Les musées des beaux-arts de province sont bien souvent héritiers des grands "cabinets de curiosités". Ici, dans le musée Unterlinden de Colmar, connu pour héberger l’illustre retable d’Issenheim de Matthias Grünewald, le rayon consacré à la ferblanterie, ustensiles et outillages divers.

Coincés dans l'espace-temps, si en plus, c'est en province... 
(J.M. Gourio, Brèves de comptoir)

À la levée des contraintes sanitaires, on rêvait d’un retour vers les grands musées dans des conditions de visite plus humaines qu’avant la pandémie. Beaucoup d’habitués, notamment les plus âgés et les touristes étrangers, n’ont pas repris leur transhumance culturelle vers Paris, encore terrorisés par la massive campagne d’information sur le virus, disait le discours ambiant. On s’imaginait déjà flânant dans le tranquille Louvre de nos 20 ans, pas à la manière des souvenirs névrotiques d’un Proust dans sa tasse de thé, mais dans la réalité même, en y faisant résonner crânement nos pas dans les longs couloirs vides, pour s’en convaincre.

Mais l’annonce récente de la quantité de visiteurs ayant défilé pendant 6 mois à Paris devant quelques peintures françaises, de peintres qui pullulent déjà dans les musées parisiens, mais provenant ici d’une collection russe exotique - exposition à la mode luxueuse confectionnée par un marchand de sacs à main - cette annonce fait frémir. 9000 visiteurs par jour. Soit une dizaine de personnes agglomérées en permanence devant chaque tableau (*)
Et on nous disait que la reprise était laborieuse ? Pour ces visiteurs, certainement. On a beau savoir ouvertement pipeautés les chiffres de fréquentation des expositions les plus médiatisées, l’ordre de grandeur est tout de même là !
(*) Considérant des journées de 10 heures et des visites de 2 heures par personne (36 secondes par tableau, multipliées par 200)

C’est décidé, on reprendra sagement la route des musées de province. Ils sont souvent déserts (quand ils ne sont pas fermés pour une longue durée). Ils s'efforcent de nous captiver par l'assemblage hétéroclite d'objets résolument inopinés, ils ne regorgent pas de chefs-d’œuvre, mais lorsqu’on en croise un, ils nous laissent le temps d’en savourer sereinement les détails, de s’y fondre le temps qu'il faut. On les aime parce qu'ils classent et rangent pour nous les choses révolues, les souvenirs, et qu'ils nous laissent les visiter au petit bonheur, comme on feuillète un dictionnaire illustré. Bien plus que des musées, ils sont un art de vivre.

Or depuis 2007 Monsieur G., qui a visité pour nous près de 250 de ces musées de province, en a fait modestement mais systématiquement les pages de son blog, devenu indispensable au voyageur sans prétention. Il y détaille, commente et illustre à chaque fois presque tout le contenu du musée. C’est plus agréable, pratique et complet que le site officiel (quand il existe) et beaucoup moins hasardeux que de fouiller la base Joconde du ministère de la Culture (quand elle fonctionne).

Il y manque encore quelques musées, Colmar, Strasbourg, Marseille, Lyon, mais les sites de ces derniers, parfois très estimables, permettront de patienter en attendant que monsieur G. y passe et les scrute.
Il a déjà documenté près du tiers des 768 musées d’art de France. 
3 fois plus que dans l’encyclopédie Wikipedia !  


Mise à jour le 24.01.2025
 
: Monsieur G. ne visitera plus pour nous les musées de Colmar, Strasbourg, Lyon... et tant d'autres villes. Il a disparu 1e 13 aout 2024.



vendredi 8 avril 2022

Améliorons les chefs-d’œuvre (21)

On oublie trop souvent que le jeune Claude Monet apprit à peindre sur des albums de coloriage que lui préparait Eugène Boudin. Il avait beaucoup de mérite, parce que Boudin ne s’embêtait pas à inscrire sur chaque pièce le numéro de la couleur à appliquer.  Monet se perdait alors dans des nuances très raffinées auxquelles Boudin mit bon ordre en lui interdisant d'utiliser plus de 6 couleurs par tableau. On mesure mal les souffrances qui ont fait les grands génies, et les obstacles qu’ils ont eu à franchir pour atteindre ces sommets, pour avoir un jour un album de coloriage à leur nom.


Dérèglement climatique, épidémies, menaces de conflit mondial et atomique, hystérie générale, l’époque est aux causes planétaires. On en oublierait les scandales français.
Mais M. Rykner veille. La Tribune de l’Art vient de publier un de ses articles accessibles sans abonnement. C’est que la cause lui semble plus grande que le fragile équilibre financier de son site.

Toute personne qui est entrée dans une église catholique sait que sont accrochées, le plus souvent très haut et dans la pénombre, de grandes toiles sombres qu’on devine abimées, lâches, maculées de traces blanches, de reflets douteux, et dont les guides racontent qu’elles dépeignent les épisodes caractéristiques des récits fabuleux qu’enseigne cette religion. Parmi les raisons d’un tel délaissement citons la nationalisation des biens de l’Église et le dépérissement des pratiques religieuses dû à l’amélioration des conditions de la vie quotidienne.

L’histoire, relatée par M. Rykner, révolté, mais aussi par le Figaro, pondéré, et par La Voix de la Haute-Marne et FR3 Grand Est, admiratives, se passe dans l’église du village de Chatonrupt-Sommermont. Pour les fervents de minutie cartographique, c’est entre Toul et Troyes, à peu près.

Là, en haut du clocher, couvertes par près de 50 années de poussière, de moisissures et de fientes, se décomposaient dans leur cadre, disposées comme des livres sur une étagère, 14 toiles peintes d’un Chemin de croix, les 14 stations traditionnelles de la Passion du sauveur des chrétiens, chacune haute d’un mètre.

Comment tout est advenu serait trop long à conter, le lectorat chicaneur se reportera à l’article exhaustif, tempéré, limpide, illustré et d’accès libre de Simon Cherner sur le site du Figaro Culture cité plus haut, et au reportage bariolé de la chaine FR3 (2 minutes 20)
Toujours est-il qu’on se retrouve aujourd’hui avec 11 toiles et demie ressuscitées, pimpantes, bigarrées, rose fuchsia (c’est la couleur de la tunique du Christ) et mauves (c’est la couleur du ciel ténébreux), prêtes à retrouver le chemin des bas-côtés de l’église et le regard émerveillé des derniers fidèles survivants. Le demi-tableau, c’est parce que la Direction régionale des affaires culturelles, réveillée à temps, a sommé le responsable d’arrêter immédiatement, alors qu'il réanimait la 12ème station.

L’artiste responsable de ces restaurations miraculeuses n’est autre que le mari de l’adjointe au maire, anciennement météorologue et libre penseur dans l’armée de l’air, bénévole, passionné de peinture, mais un peu débutant. C’est pourquoi il est resté, par respect, fidèle au dessin des scènes bibliques, comme on suit soigneusement les lignes préimprimées dans un album de coloriage. Pour les couleurs, il s’est approché au plus près des tons originaux, les ravivant évidemment, conscient que les intempéries les avaient éteints, et le choix des teintes s’est fait en fonction des tubes disponibles à la quincaillerie de Joinville.

Depuis, les arguments volent en tout sens.

Pour faire bref, le village défend, solidaire et admiratif, le travail du bénévole, avec enthousiasme mais toutefois un peu penaud des réprimandes à peine voilées du monde de la culture. Pour sa défense, les tableaux, faits à la chaine au 19e siècle par des ateliers locaux (affirmation qui reste à vérifier), ignorés même par un très officiel inventaire du Patrimoine en 2006, appartenaient à la commune qui n’a pas les moyens de financer la moindre opération de restauration et qui les aurait bientôt abandonnés au ramassage des déchets encombrants, ce qu’aucune loi n’interdit.

De son côté, M. Rykner reconnait qu’aucune loi ou procédure n’a été déshonorée dans l’affaire, et que les suspects intervenants n’y ont fait preuve que de bienveillance et de générosité.
Mais on le sent chagrin, peut-être même grognon, à certains termes qui ponctuent discrètement sa chronique, comme barbouillages, technique redoutable, tableaux massacrés, absence de culture artistique historique et juridique, obscurantisme, vandalisme, destruction du patrimoine, couleurs psychédéliques
Il sait que ces pratiques sont régulièrement attestées et craint qu’elles s’attaquent, sans qu’on le sache jamais, à des chefs-d’œuvre méconnus, alors il en appelle au ministre, aux maires de France, à la Nation. Il compte faire changer la loi et éduquer les curés et les maires à la compréhension de ce qu’est une œuvre d’art.

Le brave militaire, restaurateur volontaire, doit s'en morfondre dans son atelier. Il regarde les deux ruines et demie encore à ressusciter. La 12ème station surtout, qui commence à sécher, à moitié renée, à moitié zombie, n’est pas belle à voir. 
Il se demande ce qu’il va faire pour occuper les centaines d’heures de peinture, 200 ou 300, qui devaient encore réjouir ses semaines à venir.
Mais c’est une personne équilibrée et rationnelle, athée probablement, peut-être fataliste. Le printemps revenant, tout en raillant un peu, en pensée, ce monde lointain, toujours assis, qui parle et qui décide, il retournera pêcher dans la Marne, le gardon, l’ablette, éventuellement le sandre. À pied, c’est à peine à 650 mètres de l'église.

samedi 2 avril 2022

Fraises des bois, Marilyn et mondanités

Les médias ont été, derrière les agences de presse, unanimement superlatifs. 

Pour Connaissance des Arts, qui sait dénicher les records les plus farouches, on vient d’assister à un triple record. Notez bien : record d’enchère pour un tableau français du 18ème siècle, record de vente de l’artiste, et record du département Maitres anciens de la salle de ventes, Artcurial. Ils avaient trouvé un quatrième record, celui du nombre de records pour une œuvre dans leur propre revue, mais l’ont retiré lorsque leur comptable, qui se pique de logique, leur eut signalé, la définition du record étant auto-référentielle et récursive, que ce nombre risquait de tendre vers l’infini. 

Dans le Quotidien de l’art, on s’est exclamé fraises propulsées à 20 millions […] nouveau record 2022 […] record mondial pour un peintre français du 18ème siècle ! 
Chez l'excellent Étienne Dumont, dans Bilan.ch, un prix historique […] pour un petit tableau ! […] il a pulvérisé les prix.

Pulvériser ? N’exagérons pas. 24,3 millions d’euros avec les frais soit 30 millions de dollars. Pas même deux fois les estimations. Bien entendu c’est un montant astronomique pour un fragile morceau de toile peinte de 46 centimètres, mais il n’entre même pas dans le livre des 100 tableaux les plus chers. Un peu faible, le petit Chardin, pour rehausser l’honneur de la France dans l’art de la fraise des bois ! 
Et admettons, comme le reconnait Diderot cité par Pierre Larousse (dans Gd dict. Univ. du 19ème vol.3 p.979, 1867), que sa peinture n’est pas toujours très nette « Son faire est particulier ; il a de commun avec la manière heurtée, dans ses compositions de nature morte, que de près on ne sait parfois ce que c'est, et qu'à mesure qu'on s'éloigne l'objet se crée et finit par être celui de la nature même. Quelquefois aussi il plait également de près et de loin. »

Restez cependant à l’écoute de notre blog car une surprise vous attend sous peu. Une quatrième chronique sur le sujet des fraises des bois se profile déjà, car les médias disent que l’acquéreur américain du Chardin ne serait que l’intermédiaire d’un musée masqué, que la France peut toujours refuser l’autorisation d’exporter le tableau, et que la toute nouvelle présidente nommée à la tête du musée du Louvre le voudrait à tout prix (lire le postscriptum)
En voilà de l’information. On se croirait devant les statistiques sanitaires d’état d’urgence du ministère de la Santé. 

Goutez ici en prime les inénarrables 8 minutes de la vente, dans une salle où plus personne ne respire (particulièrement le commissaire et l'expert qui toucheront un gros pourcentage), devant une petite image colorée, décentrée, au fond, sur un grand mur blanc.  

***


Vous avez aimé ce potin ? Eh bien préparez-vous à plus merveilleux encore ! 

Car la maison Christie’s vient d’annoncer mettre en vente, en mai, une copie d’un superbe portrait de Marilyn Monroe photographiée en 1953 par Frank Powolny (1902-1986), pour la publicité du film Niagara (Réf. du cliché F-999-S-364, voir notre illustration, un peu rognée)

Mais pas n’importe quelle copie ; une reproduction imprimée par procédé sérigraphique sur une toile colorée à l’acrylique bleu ou vert sauge, et badigeonnée de quelques couleurs kitschs en aplat, rouge rubis, jaune paille et rose bonbon, notamment. C’est Andy Warhol qui l’a réalisée en personne et en 1964. Christie’s l’estime modestement et unilatéralement à 200 millions de dollars minimum (ne vous récriez pas, il n’y a pas d’erreur dans le nombre de zéros). 

La maison de ventes l’explique parce qu’elle est plus célèbre que la photo originale (dont Warhol ni personne ne cite jamais l’auteur), la déclare la peinture la plus importante du 20e siècle en soulignant qu’il ne reste plus que le sourire énigmatique qui la relie à un autre sourire mystérieux d’une dame distinguée, la Joconde. Cela ne veut rien dire, mais ça fait fichtrement poétique, et évocateur d’une montagne de billets, aussi. Christie’s ajoute enfin que tout le produit de la vente ira à une œuvre de charité
On se doutait bien naviguer déjà sur les eaux profondes de la philanthropie. Et l’opération risque fort de réussir. 

L'encyclopédie Wikipédia mentionne qu’en produisant ses séries reprographiées Warhol disait se rebeller contre la marchandisation des artistes dans la société de consommation.
Quel dommage, c’est raté.


Mise à jour le 20.04.2022 : la vente du nouveau record du monde de Warhol aura lieu le 9 mai 2022 à 19h.  

vendredi 25 mars 2022

Ce blog avait deux ans...


Ce blog avait deux ans ! ➊ Et déjà, de la carte,
Faillit être rayé par l’erreur 404 ➋.
Ses liens vers l’extérieur, déjà, en maint endroit
Menaient vers le néant, sans faire ni une ni trois.
Alors pour conjurer cette grippe espagnole
On dut diligenter un contrôle bénévole.
À des juges savants, certes dignes de foi,
On confia la gageüre. Ils restèrent sans voix ;
D’un billet de douze ans, sur dix liens éphémères,
Il n’en restait pas un, conclusion douce-amère,
Pas un pour retrouver sa voie dans le réseau.

Si la neurologie nous dit que le cerveau
Efface le passé pour toujours le revivre,
Permanent palimpseste ➌, d’internet, le grand livre,
Le Ouèbe, quoi ! — 
            Lui aussi, s’oublie, jour après jour,
Se consomme et se chie, tel le topinambour ➍.
Comment ne pas avoir foi en l’instantané
Et sur l’éternité sans fin ratiociner,
Quand l’électricité peut faillir - n’est-ce pas ?
- Et faire passer tout ça de la vie au trépas ? 
 
Hugo Victor, dans Les Pages d'automne


***
 Hugolisme oulipien, Oulipisme Hugolien, ce poème est la reprise presque exacte (pour les rimes, la ponctuation, et si possible le champ lexical et la sublime inspiration) du poème original (reproduit en bas de page)écrit par Hugo en 1831, premier d'un recueil qui s'appelait alors "Les feuilles d'automne". Les spécialistes s’interrogent encore sur l’auteur(e) de la présente version du poème et du changement de titre en "Pages d'automne". Hugo aurait-il, la relisant sur ses vieux jours, trouvé cette rédaction de jeunesse lourde et sentimentale ? C’est plausible
L’illustration est de Carl Spitzweg (c. 1850, version du musée de Milwaukee).
➋ Fichier non trouvé, page inexistante.
➌ Manuscrit effacé et réinscrit plusieurs fois. Les travaux récents sur le cerveau et la conscience montrent que la mémoire ne fonctionne pas comme le pensaient les vieilles conceptions d’il y a 100 ans, voire 50 ans. Ce n’est pas un endroit mystérieux où une conscience irait (ou craindrait d’aller) chercher des choses enfouies.
Le cerveau est plat, sans aucune profondeur dans le temps, n’a qu’un seul état, celui du présent, qu’il constitue à chaque instant et modifie en fonction des sensations du moment. Tout souvenir est une reconstitution complète.
Nick Chater écrit dans Et si le cerveau était bête ? (The Mind is Flat - The Illusion of Mental Depth and the Improvised Mind, 2018) « Croyances, motivations et autres habitants imaginaires de notre subconscient sont de pures inventions. […] L’esprit est, à l’inverse, un improvisateur de talent. Il invente des actions, des croyances et des désirs pour justifier ces mêmes actions avec une facilité déconcertante. Mais ces inventions passagères sont fragiles, fragmentaires et contradictoires. Elles ressemblent à un décor de cinéma qui paraît solide dans un plan de caméra, alors qu’en réalité il ne s’agit que d’une façade en carton
On présente souvent les travaux de Chater comme une approche révolutionnaire, mais c’est pour vendre son livre, car toutes les découvertes scientifiques qui appuient ses idées modifient déjà depuis un moment les conceptions des neurosciences. Évidemment il sera encore controversé - comme l’a été Spinoza - tant que les inventeurs des vieilles lunes vivront encore de leurs fables.
➍ Tubercule nourrissant comme la pomme de terre. 

***
Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
Le front de l’empereur brisait le masque étroit.
Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère,
Abandonné de tous, excepté de sa mère,
Et que son cou ployé comme un frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,
C’est moi. —
Je vous dirai peut-être quelque jour
Quel lait pur, que de soins, que de vœux, que d’amour,
Prodigués pour ma vie en naissant condamnée,
M’ont fait deux fois l’enfant de ma mère obstinée,
Ange qui sur trois fils attachés à ses pas
Épandait son amour et ne mesurait pas !

samedi 19 mars 2022

Fin d'un monde


Ce tableau de Canaletto, vue architecturale d’une ville portuaire imaginaire sous un portique et une lanterne, ne serait pas de Canaletto. Les catalogues de l’œuvre du peintre et le Chicago Art Institute, musée qui le détient (avec un pendant), l’attribuent à un suiveur anonyme, sans justifier cet avis, ou parfois l’ignorent. C’est toutefois une reprise, à la fois très fidèle pour certaines parties, et totalement réinventée pour d’autres, d’une gravure incontestée de Canaletto. Est-ce qu’un copiste aurait pris ces libertés ? Et on y retrouve le plus beau style du peintre, les nuances nacrées des coloris et ses touches cursives et liquides traçant les effets de la lumière sur les détails ensoleillés.


Du temps de Canaletto, Venise déclinait déjà. Ses tableaux, si détaillés, en témoignent ; les murs se fissurent, se couvrent de moisissures, l’humidité ronge. La cité n’est plus qu’un décor mélancolique encadré d’or dans les salons ou les souvenirs de riches touristes anglais.

Tout aura été tenté pour sauver Venise, jusqu’au projet titanesque, au 21ème siècle, de stopper les hautes eaux en fermant la lagune pour empêcher l’eau d’entrer, projet fourni avec les détournements, manigances politiques et malversations diverses qui siéent
Mais ces efforts sont inutiles. On ne peut rien contre l’eau, qui ne connait pas d’obstacle. C’est à cause de l’insouciance de la liaison des atomes d’hydrogène dans les molécules d’eau, dit la chimie, qui a réponse à tout.

Et puis le niveau global des mers monte irrémédiablement. Année après année les prévisions s’aggravent. 50 centimètres avant la fin du siècle. Le deuxième volet du dernier rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) l’affirme. Mais qui lit les rapports du GIEC ?
Au moins le secrétaire général des Nations-Unies, puisque l’organisme dépend de son administration. Et sa dernière lecture l’a bouleversé. Il n’a pu se retenir de l’annoncer dans une poignante déclaration de 99 secondes, le 28 février 2022.

Personne ne l’a écouté, ou si peu. C’est son problème, au secrétaire général de la planète Terre, tout le monde se fout de ses recommandations. Alors forcément ça le navre, quand ses centaines de climatologues lui annoncent qu’on a passé un point de non retour, et qu’on atteindra inévitablement un minimum de réchauffement de 1,5° en 2030, 2° en 2050 et 3° en 2100, escorté de toutes les catastrophes naturelles collatérales, et en tenant compte pourtant des promesses des États (qui ne seront jamais tenues).

Quand l’assiduité de ses riches clients anglais mollissait, Canaletto trompait parfois son ennui sur des gravures ou de petits tableaux d'architectures disparates, des caprices dont il avait découvert l’idée à Rome chez Codazzi et Panini. Il mêlait des vestiges de toute époque et de tout lieu, arches, temples romains, palais vénitiens, en un point imaginaire où seraient venues s’engloutir l’une après l’autre toutes les civilisations de la Terre.

Dans ses cauchemars Monsieur le secrétaire général de la Planète erre sans doute parmi ces ruines.


Canaletto, vue architecturale d’une ville portuaire imaginaire sous un portique et une lanterne (gravure)

jeudi 10 mars 2022

Monuments singuliers (10)



Quelle noble invention que l’idée de personne morale, regroupement d’individus ayant un même objectif. On crée une entreprise commerciale, un parti, voire une nation, on « nomme » quelques personnes physiques pour l’administrer, et pouf ! comme par miracle, l'entité abstraite ainsi créée échappe aux obligations morales de sociabilité et de civilité des individus qui la composent, elle n’a plus à éprouver le moindre sentiment de respect, d’empathie, de responsabilité, de culpabilité envers les individus, y compris ses membres. À bonne distance de la réalité, elle peut décider sans être suspectée de sensiblerie. C’est une chose très utile quand on doit par exemple mobiliser un pays et l’envoyer se faire tuer près de la frontière.

Ainsi, quelques années après la première guerre mondiale, dans les courants d’air des grandes plaines du nord-est de la France, on ramassait encore à la petite cuillère les morceaux éparpillés et anonymes de la Nation. Essentiellement des ossements, sans identité.
Les familles éprouvées n’avaient toujours pas de lieu où cristalliser et conjurer leur peine. On en profita pour les faire souscrire au financement d’un monument aux morts à l’initiative des survivants.

C’est le Monument aux morts des armées de Champagne, l’ossuaire de Navarin, Nécropole nationale. Simple chapelle en forme de pyramide, posée en 1924 dans un champ, portail sur une crypte qui abrite dit-on 10 000 individus, nombre symbolique, car personne ne garantit que toutes les pièces attribuées à chacun lui ont précisément appartenu. Beaucoup d’autres ossements y ont été déposés depuis qui ont été trouvés sur les champs de bataille alentour, et de rares personnalités les ont rejoints, comme le général Gouraud, grand homme de la colonisation, commandant de la 4ème armée, qui, mort à Paris presque 30 ans plus tard, voulut être « enterré parmi les soldats qu’il avait tant aimés ».

Et on a posé au sommet de cet austère monument consacré au recueillement, pour parfaire l’ensemble, un énorme socle de grès rose surmonté d’une statue considérable figurant trois soldats géants aux intentions manifestement belliqueuses, menaçant une armée d'ennemis invisibles d’un fusil, d’une grenade, de trois paires de sourcils virilement froncés et d’une petite valise.

Fantaisie funéraire lourdement saugrenue ? On comprendra peut-être en détaillant l’objet.

À droite le sculpteur a représenté Quentin, jeune fils du président américain Théodore Roosevelt, et abattu dans son avion non loin de là en 1918. Il porte une mitrailleuse avec nonchalance et une petite valise. Pourquoi ? Pour souligner qu’il est venu de très loin soutenir la France ?
Au centre, le général Gouraud, rencontré plus haut, et enterré plus bas, surpris à lancer depuis 98 ans une grenade certainement dégoupillée.
Enfin à gauche, un des frères du sculpteur, tombé à 25 kilomètres de Châlons-sur-Marne, d’après la borne à ses pieds, ou peut-être lors d’une des offensives du boucher du Chemin des dames, le général Nivelle, avec ses 150 000 soldats français envoyés au suicide, ses mutineries consécutives et ses exécutions d’innocents pour l’exemple en résultant.

Voilà un sculpteur inspiré ! 
Il signe, sous la borne, Real Del Sarte, et se prénomme Maxime. Sur place un panneau précise qu’il a réalisé la sculpture avec un seul bras. De mauvaises langues diront que cela se remarque. Il avait perdu une bonne partie de son bras gauche dans le coin en 1916.
Et s’il a couvert la France de ses pesantes réalisations, statues de Jeanne d’Arc et quantité de monuments aux morts (ils furent innombrables après la Grande Guerre à profiter de l’aubaine), il est surtout connu pour avoir dirigé, de 1908 à 1936, les Camelots du roi, service d’ordre et hommes de main du parti l’Action française, qui regroupait ce qui se faisait alors de plus réactionnaire, monarchiste, nationaliste, anti-dreyfusard, antidémocratique et belliciste. On comprend mieux son inspiration.

Aujourd’hui l’ossuaire avoisine, de l’autre côté de la route, un champ de tirs permanents de l’armée, planté de panneaux rouge vif menaçant tout contrevenant d’un danger de mort.
Du haut de leur piédestal, sous un ciel de plomb, les trois militaires géants encouragent leurs 10 000 squelettes, et on croit entendre le vent d’automne hurler « Allez, debout tout le monde, on y retourne ! »



mercredi 2 mars 2022

La poésie à l’huile



Confrontés à l’aggravation des conséquences catastrophiques du dérèglement climatique, annoncée hier par le Groupe international d'experts sur l'évolution du climat, les dirigeants de la planète, qui ne voient pas plus loin qu'une échéance électorale, resteront hébétés et inertes.
Mais s'il s'agit pour nos maitres de faire oublier leurs erreurs et relancer la sainte croissance économique anémiée par leur politique sanitaire, les vieilles habitudes reviennent, et on entonne sans hésiter le refrain impérialiste, contre le peuple ukrainien pour commencer.
Immédiatement les marchés se réjouissent, le prix de l’or grimpe vers le record absolu qu’il avait atteint au début de la pandémie, et le pire de tout, le plus laid et le plus raté des triptyques du peintre Francis Bacon s'achète 51 millions de dollars chez Christie’s.

Oui, ça fait beaucoup, la coupe est pleine. Il est temps de revenir aux fondamentaux, à la poésie, et pas n’importe quelle poésie, pas la poésie au beurre ou à la graisse, non, la poésie à l’huile ! C’est le grand expert Éric Turquin qui le dit. 

Nous avons déjà présenté, voici un mois, les Fraises des bois de Chardin, tableau légendaire qui sera proposé aux enchères le 23 mars prochain chez Artcurial. Dans sa courte vidéo promotionnelle, M. Turquin nous apprend que l’encyclopédiste Denis Diderot adorait la peinture de son contemporain Chardin, mais reconnaissait ne pas comprendre sa magie. Or M. Turquin sait pourquoi et nous le dit, osant même, dans l’exaltation, une métaphore culinaire « tout simplement parce que Chardin c’est un immense poète à l’huile ». On ne saurait faire plus imagé. 

Et vous pourrez dès maintenant en déguster toute la poésie en très haute définition sur le site d’Artcurial, découvrir sur les radiographies les repentirs du peintre, et vérifier les voyages du tableau sur les étiquettes collées au dos du cadre (notre illustration).

Évidemment tout cela sera superflu si vous allez sur place, à l’hôtel des ventes, à Paris 9 rue Drouot, salle 9, les lundi 7 ou mardi 8 mars, entre 11h et 18h précisément, ou à l'extrême limite chez Artcurial au 7, rond-point des Champs-Élysées, Paris 8ème, du vendredi 18 au mardi 22 mars, entre 10h et 18h (sauf dimanche matin).

vendredi 25 février 2022

Non, ça n’est pas la Joconde

Joseph Duplessis, portrait de madame Lenoir c.1764 (musée du Louvre)

Lecteur averti, lectrice avisée, quel est pour toi le plus beau portrait du Louvre, celui qui t’attire irrésistiblement quand tu flânes dans le musée ?
Naturellement, tu n’a pas versé dans le piège, tu as répondu sans hésiter « le portrait de madame Lenoir par Duplessis ». 
Tu as raison. Il y a au Louvre peu de portraits comme celui-ci - un ou deux Rembrandt peut-être - dont on peut dire qu’il n’est pas une figure arrangée pour flatter le modèle ou sa gloire, ni un stéréotype sorti des chimères d’un peintre, mais un être humain, une personne qui vit, un peu à l’étroit dans son cadre doré et ses deux dimensions, mais qui a la courtoisie de reprendre à chaque visite notre conversation silencieuse exactement où on l’avait interrompue. 

Sur son site, le Louvre reproduit madame Lenoir plongée dans un bocal enfumé, jaunâtre, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. La photo date probablement. Joseph Duplessis l’a peinte peu avant 1764. Il n’était pas encore l’un des portraitistes les plus appréciés des personnalités et de l’aristocratie, de Paris à Versailles. Il faudra attendre la décennie suivante pour les portraits de Necker, Gluck, Vien, Louis 16, mais on parlait déjà de la grande ressemblance de ses portraits, franche mais bienveillante.

Catherine Louise Lenoir, née Adam, tenait à Paris un commerce de bas (et visiblement aussi de nœuds papillon, falbalas et fanfreluches). Le Louvre, jugeant le métier peu digne du plus grand musée mondain de l’univers, a préféré titrer le portrait « Madame Lenoir, mère d'Alexandre Lenoir, fondateur du Musée des Monuments français ». En réalité, quand Joseph Duplessis portraiturait sa maman, le petit Alexandre, né en 1761, avait à peine piétiné quelques châteaux de sable.
Le peintre avait alors un peu plus de 35 ans, ce qui rend étrange le commentaire du musée qui attribue le tableau à une supposée « École de Duplessis » - ou alors École de est un terme fourretout quand on n'est pas certain d'une attribution.
  
J’entends, lecteur cynique, lectrice perverse, ta question sournoise « c’est peut-être le plus beau portrait du musée, mais pourquoi est-il absolument inconnu, quand l’auteur a peint des banquiers, des musiciens classiques, même un roi, raccourci depuis et mondialement célèbre pour cette raison, alors que l’autre portrait du Louvre, celui qui attire quotidiennement sur place des milliers de fanatiques, est tellement célèbre qu’il est reproduit par millions, aimanté, sur les réfrigérateurs de la planète entière ? »

À cela je répondrai que, même d’un vulgaire point de vue quantitatif, Duplessis n’a aucune leçon à recevoir d’un équivoque émigré italien. 

Tu sais, lecteur sceptique, lectrice incrédule, qu’un portrait de Benjamin Franklin, Père fondateur du libéralisme étasunien et entrepreneur exemplaire pour tout américain, orne depuis 100 ans presque sans interruption les billets de banque de 100 dollars. 
Sache que cette effigie était jusqu’en 1993 une gravure fidèle d’un tableau dit Franklin au col de fourrure, et depuis 1996 d’un autre tableau dit Franklin à la veste grise, le préféré du modèle.
Sache que ces deux portraits ont été peints par Joseph Duplessis en personne, en 1778 pour le premier quand Franklin était en France (la toile est actuellement au Metropolitan Museum de New York) et en 1785 pour le second, d’après son pastel de 1778 (à la National portrait gallery de Washington depuis 1987, et dans le bureau ovale de la Maison blanche depuis 2017).

Sache donc que cette tête de Benjamin Franklin par Joseph Duplessis circule aujourd’hui dans les poches et entre les mains (pas toujours propres) des habitants de tous les pays de la planète en 14.000.000.000 d’exemplaires… 
Ce qui se lit quatorze milliards.

Na !

vendredi 18 février 2022

Tableau mystère numéro 3



Qui a peint ce tableau ?

Il s'agit en réalité d'un détail, beau détail qui pourrait évoquer un souvenir, des vacances, ou l’énigmatique perspective de pièces en enfilade d'un tableau renommé de Samuel van Hoogstraten, au Louvre.

Il montre le quart (en surface) d’un tableau charmant et anodin d’un peintre autrichien sans inspiration et assez logiquement inconnu de nos jours, né en 1854 et mort en 1924.
Mauvais portraitiste, aussi médiocre dans ses scènes au style troubadour fantasmé, tant prisé à l'époque, mais bon observateur dans ses esquisses d’architectures ou d’intérieurs relevées sur le motif. 

Le tableau autour de ce détail mesure 73 cm. en largeur, sans compter le magnifique cadre en bois sombre qui le met particulièrement en valeur et qui sera pour certains la véritable attraction de ce lot mis en vente sur un site d’enchères sous le n°150. 
La meilleure offre est à présent de 1200€, depuis le 13 février. La vente sera close à 16h15 le 22.02.2022.

Ce billet contient beaucoup d'indices, et avec un peu de curiosité vous pourriez même dénicher 6 liens dissimulés dans le texte.
À défaut, l’anonymat du peintre sera levé si vous revenez dans quelque temps, bien entendu après le jour palindrome. 

Mise à jour le 23 février 2022 : Finalement le tableau n'a pas été disputé. Il est resté à sa première enchère, soit 1536€ avec les taxes. Le peintre s'appelle Carl Probst (parfois prénommé Karl ce qui le confond avec un architecte autrichien). On trouve très peu sur lui sur internet. Dans le 2ème paragraphe du billet 6 liens vers ses tableaux sont cachés entre certains mots, par exemple "tableau_charmant".

dimanche 13 février 2022

La vie des cimetières (103)

L’histoire du vivant est un interminable développement erratique, mais ininterrompu, de la bactérie à l’humain. Aussi il n’est pas étonnant que des gestes qui s’apparentent à un comportement funéraire aient été observés chez des animaux, comme le corbeau, le singe bonobo, ou l’éléphant. Dans 500 ans d’imposture scientifique, G. Messadié cite « la naturaliste Daphne Sheldrick, qui rapporte que les éléphants retournent pendant des années sur les restes d’un congénère mort et les couvrent de branchages, ébauche d’un rite funéraire ».

Thierry Ripoll, chercheur et enseignant en psychologie cognitive, sait comment et pourquoi ces comportements rituels rudimentaires se sont développés en de délirantes fabulations dans le cerveau humain. Il a rassemblé et savamment commenté les connaissances en la matière dans un livre limpide paru fin 2020 « Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances ».

Il y distingue dans le cerveau un système intuitif, archaïque, émotionnel et affectif, spontané, économe en énergie, usant de certitudes profondément ancrées, et un système analytique, apparu sans doute tardivement avec le langage, lent, non spontané, prodigue en énergie et fonctionnant par raisonnements logiques. Ripoll n’a pas inventé ces deux modes de pensée, les auteurs et les expériences qui attestent de leur existence pullulent. 

Le système intuitif est le circuit par défaut. Prioritaire, il est employé par réflexe. C’est le vieux système instinctif, qui ne s’embarrasse pas à calculer l’angle de fuite optimal lorsqu'il voit qu’il peut compter les caries dentaires du tigre. Il ne s’encombre pas des questions de logique, trop complexes. Il a ses propres réponses, qui remontent à un passé lointain, souvenirs personnels ou ancestraux, réponses fondées sur une vision simplifiée du monde imitée de ce qu’il perçoit de son propre fonctionnement. Il masque les apparentes incohérences de la réalité par des interprétations imaginaires qui n’ont pour objectif que de se rassurer, de dissiper les angoisses.
D'après l'auteur c'est l’état normal du psychisme humain de croire instinctivement qu’il y a deux mondes distincts, l'esprit immatériel qui pilote et le corps qui exécute, et que le monde matériel ne fonctionne pas de manière aléatoire mais dirigé par des volontés invisibles. 

Le système analytique de son côté est un truc récent assez expérimental, que le cerveau n’utilise que s’il a des loisirs et le temps de réfléchir ; il le sollicite le moins possible parce qu’il consomme beaucoup d’énergie et n’arrête pas de se poser des questions qui remettent en cause les convictions du système intuitif, sans apporter de réelles certitudes, ce qui ne fait qu’ajouter au stress.


Il y a une vie après la mort, c'est ce que démontre cette installation dans une galerie du cimetière monumental Staglieno à Gênes, en Italie. Les défunts attendent dans de confortables casiers capitonnés. À l ‘appel de leur nom - impossible de frauder, leur identité est vérifiée sur le couvercle du casier - ils descendent les quelques degrés de l’échelle qui s’est automatiquement positionnée sous leur casier et gravissent les marches de l’escalier mobile d’embarquement déjà en position sous un hublot. Là, ils attendent sur la plateforme le prochain départ vers l’au-delà. Les vols sont réguliers.

Quand le système analytique apprend par exemple que la vie est l’association coordonnée d’un ensemble de molécules et qu’elle disparait quand il se désorganise et s’éparpille, on comprend que le système intuitif en soit froissé, lui qui promet à tous la survie, malgré la mort, d'un ectoplasme personnalisé et surnaturel qu’il appelle l’âme, fondement de toutes les croyances religieuses et de nombreux rituels funéraires. 

C’est pourquoi, explique M. Ripoll, presque tous les humains (aujourd'hui 85%) croient, sans qu’on n'ait jamais pu le constater ni l’expérimenter, en un autre monde, meilleur évidemment, car cette croyance est pour eux le plus efficace des médicaments anxiolytiques, remède si puissant que ne sont pas rares les conversions religieuses soudaines et instantanées de mécréants notoires, après un stress violent ou au seuil de la mort, quand le système intuitif reprend les commandes.
Et l’auteur d’ajouter qu’il est inutile d'essayer de contredire des croyances infondées à coups d’arguments raisonnables ; le cerveau, confronté aux incohérences cachées sous le tapis, sent son système de défense compromis et abandonne alors dans la panique toutes les manettes à l'antique circuit instinctif, qui est prêt à n'importe quoi pour recouvrer sa sérénité.     

***
On trouve sur internet pas mal d’interventions de Thierry Ripoll depuis la sortie de son livre. Deux au moins d’entre elles donnent un bon aperçu de son contenu, en janvier 2021 sur la chaine Youtube Philoscience (durée 1h28) et en novembre de la même année aux Journées de l’esprit critique d’Angoulême (durée 1h01). Elles peuvent être écoutées sans regarder bêtement l’écran où il ne se passe presque rien.
 

samedi 5 février 2022

Le retour des joyeux blagueurs nihilistes

Un rendez-vous au pont Royal par Le Roy Saint-Laurent (médium non précisé)illustration gravée dans le catalogue d'exposition du 3ème salon des Arts incohérents en 1884, galerie Vivienne à Paris.

Entre 1870 et 1900, alors que s’insultaient dans les salons parisiens les partisans des peintures académiques, impressionnistes et leurs succédanés, un air moqueur, iconoclaste, anarchiste, soufflait sur les arts. Balayant le sérieux et la mièvrerie bien-pensante des mouvements artistiques du temps débarquèrent Fumistes, Jemenfoutistes (revue d'un seul numéro), Zutistes, Hydropathes ou Hirsutes, courants d’abord littéraires, à la suite d’Alfred Jarry, Alphonse Allais, Érik Satie, Félix Fénéon, Tristan Bernard, Jean Richepin et d'autres.

De 1882 à 1893, Jules Lévy, éditeur hydropathe, exposait au long de 7 anti-salons plus ou moins annuels, sous le nom d’Arts incohérents, des œuvres créées par des « gens ne sachant pas dessiner », notamment le célèbre tableau-calembour titré combat de nègres la nuit, toile uniformément noire du poète Paul Bilhaud, mais aussi des pieds sculptés en marbre de gruyère, un bas de femme collé sur une planche intitulé Bas-relief, des objets quotidiens détournés, des tableaux vivants… 
Succès immédiat, 20 000 entrées payantes en 1883 annonce l’amusant avant-propos du catalogue de 1884.

On a souvent lu que ces manifestations n'étaient que les déconnades de provocateurs qui ne prennent rien au sérieux, et que leurs divagations ne constituaient pas des œuvres d’art.
Sans doute, et la preuve de cet esprit réellement libertaire est qu’on ne trouve d’œuvre des Arts incohérents dans aucun musée, alors qu’on y sacralise le moindre objet dadaïste, suprématiste ou surréaliste des Tzara, Picabia, Malevich, Duchamp ou Breton, qui suivirent leurs traces 30 ou 40 ans plus tard, mais en se prenant cette fois au sérieux.

Or cette absence des musées sera peut-être bientôt comblée, car en 2018, J. Naldi, galeriste marchand et expert, découvrait miraculeusement dans une malle chez d’innocents propriétaires de la banlieue parisienne, 17 objets qui figurent dans les catalogues d'exposition des Arts incohérents, dont le tableau noir de Paul Bilhaud, numéro 15 du premier salon en octobre 1882.

Ces objets pourraient bien être des reconstitutions forgées d’après les catalogues subsistants, mais le marchand et les spécialistes des plus grands musées n’ont aucun doute sur les nombreux indices d’authenticité. Et ils ont expertisé le tableau noir, qui s’est révélé peint avec des ingrédients de l'époque. Le musée d’Orsay n'a pas caché sa convoitise.
Le marchand en a profité pour rajouter 44 pièces, soit un total de 61 objets qu’il a déclarés inséparables, dit Le Monde, et arrondir la facture de l’ensemble à 10 millions d’euros, précisément. Enfin pour hâter la transaction et cimenter le poids historique du lot, il a demandé au ministère de la Culture son autorisation de sortie du territoire français. 
Suite logique, ce dernier qualifiait un sous-ensemble de 19 pièces de Trésor national le 7 mai 2021 (AFP), réservant ainsi au musée d’Orsay jusqu’en décembre 2023 la priorité sur son acquisition.

Une enquête sur le voyage fait par cette malle et ses reliques en 140 ans aurait été captivante, mais le marchand a désapprouvé, déclarant que c'était une impasse…

Et si tout cela n’était pourtant qu’un canular néo-jemenfoutiste ?
Quel esprit farceur ne se verrait pas avec délices entrant dans une salle de musée, à côté de touristes émerveillés venus exprès de Chine ou du Japon, et admirant religieusement dans une vitrine chichement éclairée trois ou quatre objets épars, étiquetés Salon des Arts incohérents 188…, mais qu’il aurait confectionnés lui-même il y a peu dans son garage, à partir d'ustensiles ayant appartenu à une grand-mère ?

Mais n’allons pas troubler cette entente harmonieuse, si rare, entre un vendeur persuadé et un acheteur convaincu.